La femme et le génie.
De la sexualité à l’érotique

Marie-Laure Colonna

Jung n’a nullement minimisé l’importance de la sexualité dans le développement psychique et le processus d’individuation ; au contraire, celle-ci non plus opposée mais progressivement reliée au spirituel va engendrer une érotique de l’âme, une dynamique fondamentale aussi bien dans l’expérience intérieure de chacun que dans sa relation affective à l’autre et au monde.Deux exemples cliniques mettent en scène cette approche tournée vers le versant plus particulièrement féminin de la sexualité.

Prière à Eros

« Je t’invoque, origine de tout devenir, qui étends tes ailes sur le monde entier, Toi l’inapprochable, l’infini, qui inspires des pensées de vie à toute âme, qui as relié toutes choses par ton pouvoir.
Premier-né créateur de l’univers aux ailes d’or, être sombre, Toi qui voiles les pensées toutes raisonnables et inspire de sombres passions, Toi qui vis secrètement dans toutes les âmes, tu crées le feu invisible touchant tout être animé, le torturant infatigablement de plaisirs et de délices douloureux depuis que l’univers a existé. Tu entraînes la souffrance par ta présence, Toi parfois raisonnable, parfois insensé, Toi pour qui les hommes violent leurs devoirs par des entreprises hardies et qu’ils appellent à l’aide,Toi le sombre. Toi le dernier-né, le sans loi, le sans merci, l’inexorable, l’invisible générateur sans corps des passions, archer, porteur de torches, seigneur de toute perception spirituelle et de toutes les choses cachées, seigneur de l’oubli et père du silence, enfant quand tu nais dans les coeurs, vieillard quand tu es consommé … » [[Trad. du texte publié par K. Preisendanz « Papyri Graecae magicae » , Vol 1. p. 129 in M.L. Von Franz, L’âne d’or, trad. F. St René Taillandier, Paris, La fontaine de pierre, 1978, p. 118.]].

A 41 ans, dans les Sept Sermons aux Morts de 1916[[C. G. Jung, « Les sept sermons aux morts », La vie symbolique, Albin Michel, Paris, 1989, p. 25 à 39.]], Jung met en scène et oppose deux grandes forces, pères et mères du déploiement de la conscience hors du Plérôme indéfini dans lequel tous les opposés sont annulés et réunis : la sexualité et la spiritualité. Lumineuse et féminine est la spiritualité, la Mère Céleste qui conçoit et saisit. Masculine et chthonienne est la sexualité, le Phallos qui engendre et crée, nous dit-il, en tout cas pour l’homme car, à cette époque, il voit la sexualité de la femme plus imprégnée de spirituel et sa spiritualité tournée vers les profondeurs chthoniennes et symbolisée par la lune et la nuit. Sexualité et spiritualité sont des démons puissants, deux daïmons entre le divin et l’humain[[Cf. Platon, Le banquet, trad. Léon Robin, coll. Pléiade, Gallimard, Paris, 1950.]] , «plus efficace que les dieux parce qu’il nous sont étroitement apparentés en essence[[C. G. Jung, Les sept sermons aux morts, Sermo V, op. cité, p. 25 à 39. ]] et donc créateurs et destructeurs tous deux. Se laisser posséder par l’un ou par l’autre engendre la maladie physique comme psychique. Les différencier, les symboliser accroît la vitalité de la conscience.
A 41 ans, Jung en est encore au tout début de son oeuvre, il conçoit la sexualité masculine comme force opposée quoique complémentaire à la spiritualité.

Tout à l’autre bout de son oeuvre et de sa vie, le 18 juin 1958, à 83 ans, Jung écrit à Carol Jeffrey une lettre bien intéressante à propos de la frigidité féminine : « Je suis arrivé à la conclusion, dit-il, que si l’orgasme est lié dans la plupart des cas à l’attente ou à la crainte de la conception, dans un nombre non négligeable d’entre eux, il est lié à un type particulier de relation qui n’a pratiquement rien à faire avec la conception. On pourrait à cet égard distinguer deux types de femmes, les mères et épouses et les amies et concubines… Il est malheureusement vrai que si vous êtes épouse et mère, vous ne pouvez que difficilement être également hétaïre, tout comme c’est la secrète douleur de l’hétaïre de ne pas être une mère. Il existe des femmes qui ne sont pas faites pour mettre au monde des enfants réels, mais ce sont elles qui font renaître un homme dans le sens spirituel. L’être humain est vraiment structuré de façon paradoxale, pris qu’il se trouve entre deux mouvements principaux, celui des instincts biologiques et animaux de propagation de l’espèce et celui de l’instinct culturel qui tend au développement psychique. C’est la raison pour laquelle, en bien des endroits, la prostitution a été une partie constitutive du service religieux par l’intervention des hiérodules […]. Sur la base de mon expérience, je peux vous recommander envers le sexe une attitude aussi libre de préjugés que possible. Je m’interdis moi-même de penser en termes de statistique […] La solution d’une telle question ne peut être qu’individuelle et ne passe jamais par des lois et méthodes générales. Jamais plus qu’en cette délicate matière s’applique le proverbe latin quod licet Jovi non licet bovi (ce qui est permis à Jupiter n’est pas permis aux boeufs). Il reste éternellement vrai ! Ce qui est un remède pour l’un peut être un poison pour l’autre […] Je ne suis pas l’arbiter mundi, et je laisse le créateur engager lui-même la réflexion sur la diversité et les paradoxes de sa création »[[. G. Jung, Correspondance 1958 – 1961, trad. fr. Alix Gaillard-Dermigny et Christian Gaillard, édition établie par Aniela Jaffé en collaboration avec Gerhard Adler, Paris, Albin Michel, 1996, p. 62 à 64.]].

Je reviendrai plus loin sur cette lettre, mais je voulais la citer en introduction pour étayer mon propos qui est double. Tout d’abord, j’aimerais montrer que, quoi qu’en disent certains, Jung n’a nullement dénié ou clivé l’importance de la sexualité dans le développement psychique qu’il nomme processus d’individuation ; au contraire, la sexualité, non plus opposée mais progressivement reliée au spirituel, va engendrer une érotique de l’âme qui me paraît constituer une dynamique fondamentale aussi bien dans l’expérience intérieure de chacun que dans sa relation affective à l’autre et au monde. En second lieu, à partir d’exemples concrets, je voudrais réfléchir plus spécifiquement sur les liens entre sexualité et féminin dans l’analyse. Par exemple, le féminin de l’homme et l’évolution de sa sexualité dans le voyage avec l’analyste femme que je suis. Mais aussi le féminin de la femme qui retrouve goût et confiance dans la vie lorsqu’un animus mortifère finit par se transformer en une figure d’amant pleine de force et de douceur. Enfin, qui dit sexualité, dit créativité : les hommes créateurs chérissent leur muse, désormais dans son voyage intérieur, la femme, parfois, rencontre un daïmon, un génie.

La sexualité pour Jung : un instinct parmi d’autres

Quand je regarde en arrière, je puis dire que je suis le seul qui, selon l’esprit, ait poursuivi l’étude des deux problèmes qui ont le plus intéressé Freud : celui des résidus archaïques et celui de la sexualité[[ C. G. Jung, Ma vie, souvenirs, rêves et pensées, trad. fr. Roland Cahen et Yves Le Lay, 1962, Paris, Gallimard, p. 196.]].

Il n’est pas dans mon propos, ici, d’attaquer une fois de plus cette vieille lune selon laquelle à partir de sa séparation d’avec Freud, Jung aurait du même coup dénié, voire refoulé, le domaine de la sexualité et sa pathologie de sa pratique clinique et de sa théorie. Jung parlera à ce propos de mysterium iniquitatis , du mystère de l’ombre. « Sans l’insistance de Freud sur la part sombre de l’homme et sur le chaos de ses désirs chthoniens, je n’aurais pu trouver l’accès au Mysterium Conjunctionis »[[Lettre à Richard F. C. Hull, 27 décembre 1958, Correspondance 1958 – 1961, op. cité, p. 79.]] écrit-il en 1958 à son traducteur anglais Richard Hull, l’insistance de Freud portant bien sûr en premier lieu sur la sexualité, sa structuration et ses déviations pathologiques.
Fort bien, me dira t-on, mais il y a là un paradoxe ; au fil de son oeuvre, Jung, parfois, relativise, banalise même peut être la sexualité qui n’est plus alors l’instinct par excellence, l’élan vital, central, tel que le veut Freud mais une pulsion parmi d’autres, par exemple l’agressivité et la volonté de puissance, bien sûr, mais aussi la propension à se nourrir, à connaître, à se différencier. Parfois, au contraire, justement parce qu’elle est l’instinct correspondant à l’archétype de la Conjonction et à l’image archétypique du hieros gamos, du mariage intérieur, Jung attribue à la sexualité une valeur toute particulière. Tantôt le penseur scientifique prend le dessus et traite du genre humain comme d’une variété intéressante mais non pas unique dans la catégorie des mammifères à sang chaud et souligne « que l’âme ne peut absolument pas se reposer sur l’instinct sexuel, mais sur l’ensemble de tous les instincts, et que cette base, ce n’est qu’un fondement biologique de la maison, et non pas la maison entière »[[ Lettre du 19 août 1950 au Dr Ernesto A.C. Volkening, Correspondance 1950 – 1954, Albin Michel, Paris, p. 41.]].
Tantôt l’emporte l’amant de l’âme qui écrit à une femme en 1954 (il a 79 ans) « votre premier rêve tente de vous rendre consciente que le symbole d’une union sexuelle complète représente l’image chthonienne de l’unité à l’intérieur du Soi. Cette tentative entre aussitôt en collision avec la scission que vous opérez entre le haut et le bas, et vous commencez à vous demander si vous n’auriez pas dû prendre le parti du côté chthonien. Bien sûr, c’est ce que vous devez faire, sans pourtant perdre de vue le côté spirituel. La sexualité et l’esprit – les deux sont une et même chose dans le Soi […] les deux aspects sont vivants car ils sont une et même chose, même si la conscience de notre Moi les distingue. En fin de compte, le Moi est obligé de céder et de s’abstenir de juger. Il ne lui est pas donné de comprendre, mais il doit au contraire accepter le paradoxe. Le Soi est plus que nous ne sommes en mesure de saisir. Ne tentez pas, en conséquence, de comprendre, sinon vous soumettriez votre animus à la tentation de disséquer l’expérience que vous faites »[[Lettre à une destinataire non nommée, 31 juillet 1954, Correspondance 1950 – 1954, op. cité, p. 254.]].
« Le langage que je parle doit nécessairement être ambigu, c’est-à-dire à double sens, pour pouvoir rendre justice à la nature du psychisme et au double aspect de celle-ci, écrit Jung dans une lettre de 1952 [[Lettre à Zwi Werblowsky, 17 juin 1952, Correspondance 1950 – 1954, op. cité, p. 127.]], c’est consciemment et intentionnellement que je recherche une expression à double sens, car elle est supérieure à celle dont le sens est univoque. De par mes propres dispositions, je n’aurais aucun mal à être univoque ; ça n’est pas difficile, mais cela se fait au détriment de la vérité ».
Au fond, dans cette polarité sexualité – spiritualité unies dans le Soi, mais perçues par le Moi comme une dualité, on retrouve un aspect de la passionnante discussion que Jung a poursuivi pendant trente ans avec le physicien Wolfgang Pauli sur la relation entre matière et psyché. L’une de ses conclusions sera que matière et psyché sont deux versants extérieurs et intérieurs d’une même réalité inconnaissable en soi, versants de moins en moins divisés et antagonistes à mesure que la conscience intègre son continent noir, à mesure qu’elle s’individue et les expérimente, les perçoit ensemble dans la vie symbolique. Alors le monde du corps et du désir, de la vie magnifiée par l’émotion amoureuse cesse d’être déprécié, dévalorisé, rejeté hors du temple comme l’a tant voulu la culture judéo-chrétienne et l’on voit des hommes et des femmes arrivés en analyse blessés, amers, exsangues, se ranimer littéralement à mesure qu’ils entrent dans cette érotique de l’âme en laquelle le corps et l’esprit, le féminin et le masculin se conjuguent dans une égale dignité, où l’Aphrodite d’or homérique au sourire taquin rejoint la Vierge Mère toute compatissante, rendant ainsi à la femme et au féminin son entièreté.

Mille e tre ou les anima de don Juan

La première fois que j’ai vu Gilles, lors de notre premier entretien, il m’a dit : « vous n’avez vraiment pas une voix d’analyste, j’aimerais vous connaître, voulez-vous dîner avec moi ? ou alors … il fait si beau, allons nous promener à Bagatelle, on étouffe chez vous » !
Cet étouffement me paraissant de bon augure … au moins pour le démarrage d’une relation thérapeutique, en souriant, je dis à Gilles, qu’à l’entendre, il me semble qu’il me tient un discours, des propos qu’il a dû bien souvent adresser à d’autres femmes, en songeant à part moi que je n’entends nullement dans son ton enjôleur et assuré ce tremblement imperceptible, les cassures, la maladresse de tout être en proie à l’émotion d’une rencontre. Je lui dis aussi que, peut-être, c’est cela qu’il vient chercher ici, sans le savoir, un espace, fait de proximité et de distance où nous serons seuls, sans jardins distrayants ni ballet de serveurs, sans projet défini non plus, pendant des mois, laissant advenir et prendre forme cette pulsion qui l’a conduit ici, dans ce cabinet d’analyste.
En effet, me dit Gilles, l’air passablement soulagé, il faut que je vous dise, je souffre beaucoup, je suis très angoissé. Peut-être avez-vous raison. C’est une chose que je n’ai jamais faite de rester ainsi, assis dans une pièce avec une femme, sans bouger. J’aime beaucoup les femmes, j’ai beaucoup d’amies femmes.
Si je ne perçois aucune attirance vraie dans son comportement séducteur, en revanche, après quelques instants, je ressens littéralement comme une chape, étouffante elle aussi, l’angoisse dont il parle, qui émane de lui et l’isole du monde. Comme une chape faite d’une électricité intense, froide et en même temps mêlée d’une curieuse tension érotique impersonnelle. Ce phénomène s’est heureusement arrêté après quelques séances. Par la suite, je me suis dit qu’au-delà de la façade chatoyante de cet homme de quarante cinq ans, c’était l’état de son anima que j’avais senti et qui m’avait infiltrée comme un fluide imprègne une éponge. Une anima dangereuse au venin paralysant, égoïste, froide et passionnelle tout à la fois. Une femme fatale, tel l’Ange bleu du Professeur Unrath, femme fatale qui apparut quelque temps plus tard dans un rêve. C’était une immense, maigre et fascinante jeune femme enveloppée des pieds à la tête dans un long manteau de cuir noir qui, au coin d’une porte cochère, dans la posture classique des prostituées, le fixait avec avidité de ses grands yeux pâles.

Gilles savait parler aux femmes, pensait-il ; de toute façon, il savait parler, car c’était là son métier : il enseignait l’histoire de l’art dans une faculté parisienne, était féru de philosophie et de littérature et aurait fort bien passé ses séances à en disserter avec moi comme si nous nous trouvions à l’une de ces terrasses de St Germain des Prés qu’il affectionnait. De fait, il était passionnant dès qu’il évoquait le moindre sujet culturel, son éloquence était un véritable habit de lumière … mais aussi une armure verrouillée dans laquelle son être véritable étouffait lentement. Je comprenais en même temps comment il pouvait entraîner, tel le joueur de flûte du conte, tant de jeunes femmes charmées dans son sillage et pourquoi je devais me tenir fermement à ce point central, qu’il était venu me voir parce qu’il souffrait et que, séance après séance, sa vérité se fondait là, dans ces noyaux brûlants qu’on ne peut évoquer sans perdre le souffle, se trouver soudain muet, désolé et nu. Gilles-l’esthète savait à la perfection jouer à l’humaniste heureux, mais peu à peu, nous découvrions à quel point son intelligence cristalline, sa passion pour le beau, sa tension vers un spirituel scintillant se doublaient d’une épaisse trame de goûts beaucoup moins artistiques, qu’il feignait de prendre pour les caprices passagers d’un intellectuel gourmand de tout, mais qui se révélaient des liens bien contraignants.

Il était attiré, m’apprit-il par les prostitués transsexuels du bois de Boulogne, ces êtres bizarres mi-homme, mi-femme, qui l’appelaient entre les arbres, qui semblaient émaner des arbres, leur nudité à peine voilée de quelque fausse fourrure fluo, brièvement balayée par le pinceau des phares. Souvent il ne faisait que longer doucement en voiture dans la pénombre cette caricature d’une fête dyonisiaque, parfois il s’arrêtait. Il cédait. Il s’en voulait ensuite beaucoup car la peur du Sida dans les années quatre vingt quatre – quatre vingt cinq commençait à se répandre quand même chez les libertins de la nuit.

Il avait aussi une étrange maîtresse, une femme âgée, fortunée, suédoise qui, plusieurs fois par an, le priait impérativement de venir passer le week-end avec elle, lui envoyait son billet d’avion et le remerciait ensuite d’un chèque consistant. Il l’appelait le dragon. « Le dragon m’a encore téléphoné » me disait-il, l’air mi-faraud, mi contrit, dans les premiers mois de l’analyse. Je songeais que ce « dragon » dont les exigences le révulsaient et l’excitaient tout à la fois, était une figure étonnante par la précision de ses contours, d’ombre de la Mère, d’ombre de la déesse et de ce culte qu’il prétendait vouer au féminin.

C’était une femme armée de longs ciseaux

Mais rentrant de Stockhom une fois de plus, après quelques mois d’analyse, Gilles m’apporte deux rêves faits là-bas. Deux rêves lapidaires dont la compréhension met un terme définitif à ces exploits douteux. Egalement à ses promenades sylvestres en quête d’hermaphrodites et de dryades, cet hermaphrodite qu’il avait, bien sûr, besoin de rencontrer en lui et non à l’extérieur au cours de ces mascarades se voulant sulfureuses et réellement dangereuses de surcroît.

C’est un film documentaire, une ville nordique, la neige, une gare et des trains qui s’en vont vers le désert et le froid. Un vieil homme édenté me dit adieu par la fenêtre d’un train qui s’éloigne. Aux autres fenêtres, j’aperçois des têtes de chiens, tout un tas de chiens qui japent innocents et joyeux. Un camp de concentration les attend. Je pleure sur leur sort atroce alors qu’ils ne se rendent compte de rien.

Dans une chambre vide, je m’aperçois que je suis à moitié dévêtu. Je n’ai plus mon pantalon. Une femme à contre-jour s’avance lentement vers moi. Elle tient une énorme paire de ciseaux. Je suis très inquiet.

« Elle me les coupe » ! commente Gilles, tout à coup réveillé de son anesthésie éthique. Et ces chiens qui partent en camp de concentration … c’est mon instinct vital, ma sexualité qui part à la mort » ! Oui, dis-je, et je profite de ce réveil de l’émotion pour lui dire que ses états d’angoisse ne peuvent s’atténuer si, en croyant jouer au penseur nietszchéen, au-delà du bien et du mal, il continue en réalité à expédier dans l’enfer glacé d’un camp de concentration ce qui en lui est cette vigoureuse et saine pulsion de vie représentée par la troupe des chiens aux fenêtres du train.
Ah ! me dit Gilles frappé, je croyais qu’il n’y avait pas d’éthique dans l’analyse, qu’il suffisait de comprendre avec la tête. Et, de ce jour, je sens une confiance nouvelle poindre entre nous et des rêves de transfert apparaissent qui commencent à évoquer un féminin médiateur entre les opposés, une anima-compagne, une amie, par exemple celui-ci :
Je suis avec vous dans le Sud. Nous marchons tous deux et rendons visite au Dr X. Il est très impressionné par la quantité de drogue que j’ai réussi à ingurgiter. Vous voulez m’aider à guérir. En vous suivant sur ces chemins qui dominent la mer, je suis surpris et touché que vous me donniez ainsi de votre temps. Je ne sais à quel moment du rêve ces deux mots apparaissent, « religieuse, consciente » comme les deux visages d’une sagesse à atteindre. En vous regardant marcher, je me dis que vous avez de jolis pieds.
Ces chemins dominent la mer, mais pas de trop haut, dans un paysage plein de senteurs et de couleurs. L’anima qui, pour l’instant, est projetée sur moi réunit des aspirations jusque là ignorées de Gilles, cette religio, le désir d’une sagesse. Mais elle a aussi un corps et de jolis pieds pour marcher sur la terre et les sentiers de la vie.
A l’image du pied, il avait associé le fait que sa mère avait les pieds déformés par le port excessif de hauts talons et qu’elle marchait de façon trop sonore.
Gilles, cette fois, a compris que ses habitudes érotiques s’apparentent à une drogue, à la conduite compulsive d’un drogué, à une addiction, terme par lequel les latins désignaient le lien d’esclavage qui attachait le débiteur à son créancier lorsqu’il ne pouvait régler sa dette[[cf Odile Vincent, le diable et la chair,Paris, Odile Jacob, 1996, p. 145.]]. Il comprend ainsi qu’il cherche l’Aventure, les aventures, toujours plus de sensations aiguës et mentales, voluptueuses ou dangereuses, pour masquer sa sensation de vide intérieur, l’impression troublante pour cet homme assez fêté et réussi qu’il n’a pas d’identité, pas de centre de gravité. Et plus simplement, il commence à se dire, à me dire, qu’il voudrait peut-être se marier et avoir un enfant.

Les parents de don Juan

Il faut dire que je commençais à comprendre pourquoi Gilles trouvait le pas de sa mère trop sonore, le cliquetis de ses hauts talons trop bruyants : c’était, qu’en revanche, le pas de son père était extrêmement silencieux dans sa psyché. Gilles avait totalement refusé son père qui, selon lui, n’était qu’un rustre enrichi dont le réalisme jovial lui faisait horreur.

Inconsciemment jaloux de la personnalité à facettes de son fils, ce père peut-être plus limité, peut-être simplement plus entier, avait très tôt décrété que Gilles, avec sa manie de refaire le monde sans arrêt, « n’était qu’un rigolo ». Le rigolo, lui, se vengeait en témoignant à son père une indifférence polie et en partant ostensiblement lécher les vitrines avec sa mère qui lui contait mille confidences et potins distrayants.
En mode freudien, on pourrait dire que de microtraumatismes en micromalentendus, Gilles avait manqué le rendez-vous, le carrefour oedipien et était resté bien en-deçà d’une rencontre avec la loi du Père et sa confrontation structurante, menant aux différents degrés de la castration symbolique. Il restait donc prisonnier d’une Mère, mi-Jocaste mi-sphynx, mi-déesse mi-dragon, qui le berçait de chants enchanteurs, source de ses talents réels, mais lui interdisait l’amour d’une autre plus de trois mois d’affilée.
En termes jungiens, je me disais aussi que c’est une destinée que d’être fils de la Mère et non pas seulement une pathologie[[Cf. Pierre Solié, La femme essentielle, Paris, Seghers, 1978, p. 25 à 45.]]. Ce Féminin, poussant le balancier tantôt du côté de la fée, tantôt de la sorcière, avait animé, inspiré, obnubilé puis étranglé Gilles d’angoisses jusqu’à ce qu’il vienne s’asseoir, puis s’allonger chez moi. Pendant sept ans, il allait accomplir la traversée initiatique et nocturne de Jonas dans sa baleine, entrer dans le dragon, la mater saeva cupidinum, la mère sauvage des désirs, souffrir longuement, et sacrifice après sacrifice, de don Juan devenir homme dans une renaissance symbolique.[[C.G. Jung, Métamorphoses de l’âme et de ses symboles, trad. fr. de Yves Le Lay, Genève, Lib. de l’université, Georg & Cie, 1978, chap. V.]] Car l’abandon des bas-fonds du bois de Boulogne et la rupture avec cette vieille femme à laquelle il se prostituait n’était, bien sûr, qu’un prélude à une longue série de mésaventures amoureuses, mésaventures incroyablement répétitives dont, à chaque fois, le deuil ramenait en la conscience une parcelle de ce féminin, disséminé en milliers de bulles irisées et trompeuses, qu’il poursuivait envoûté dans son bel habit de don Juan.

Un jour, sept ans après le début de l’analyse, Gilles m’a dit : « ça va bien maintenant, je sens que ça va bien et que je suis d’accord pour avoir cet enfant que ma compagne désire. Alors maintenant, avec vous, ici, peut-être qu’on pourrait … continuer ? Maintenant que ma vie est stabilisée, que je joue même aux cartes avec mon père, que je suis délivré de cette course en cercle, je peux enfin commencer à me poser des questions plus profondes, sur le sens de ma vie, du vieillissement…
L’Anima libérée, la fonction transcendante pouvait désormais investir un nouveau pan de la psyché en Gilles, ouvrir à l’individuation, sur ce second versant de la vie, la cinquantaine, qu’il allait bientôt aborder. J’ai accepté de poursuivre avec lui le voyage, au moins pour un temps.

Iris et le vampire : du démon au daïmon

Iris, la quarantaine, est venue me voir, après deux analyses avec des hommes, parce qu’elle était tombée amoureuse d’Eric, l’un de ses collaborateurs. Folle amoureuse, bizarrement amoureuse, me dit-elle hypnotisée, sidérée, obsédée à en perdre le sommeil, l’appétit, l’attention à son mari et à ses enfants. Elle ne comprend rien à ce qui lui arrive, elle pensait avoir fait la paix avec ses vieux démons.

Cet homme, Eric, est un avocat qui est consultant épisodique dans la société de Conseil où elle travaille comme graphologue. C’est un homme brillant, complexe, charmeur, parfois touchant et poétique comme un enfant, parfois sombre et dur comme le granit de son pays breton, dit-elle. Je l’appelle switch-on, switch-off, un coup il allume, un coup il éteint. Il n’est pas spécialement beau, un visage tourmenté sur un corps râblé, contracté, précocement voûté, enserré dans ses muscles comme dans une carapace.

Le rythme de l’analyse s’installe. Iris revient à son histoire qu’elle a déjà tant de fois évoquée. Une histoire triste, classiquement productrice d’animus mortifère et d’amants vampirisants.

Son père est avocat, lui aussi. D’origine grecque, il est venu en France faire ses études de droit et y entamer une carrière ambitieuse. Encore étudiant, il a épousé une de ses amies de faculté. Les problèmes n’ont pas tardé à surgir car cet homme séduisant, beau parleur qui invite volontiers toute sa bande au restaurant et part chasser en Sologne chez certains de ses confrères révèle à la maison le délinquant, l’ombre brutale, qu’il maîtrise si bien au dehors. Dès qu’il passe la porte, son sourire s’éteint. Dans le meilleur des cas, il disparaît derrière son journal. Au moindre conflit, il entre en fureur, hurle ou distribue des coups au hasard sur sa femme ou sa fille terrorisée. Iris restera fille unique, car sa mère entre, elle, dans une dépression qu’elle ne quittera plus, même après son divorce au bout de douze ans d’enfer conjugal : dans sa famille, ça ne se faisait pas de divorcer.

Par instinct de survie, Iris est partie pour Katmandou, quand on allait à Katmandou, dans les années soixante-dix. Puis en Inde avec un bel indien à la peau de soie. Elle est revenue sans l’indien et est repartie pour l’Afghanistan, en est rentrée chargée de lourds tissus bariolés, les a vendus, est repartie, etc..
Dix ans d’aventures et de rencontres. Et puis elle a épousé un ami de son âge, une sorte de frère, elle l’aime comme un frère. Ils ont eu deux filles. Elle a rentré tous ses démons.

Soudain déboule une avalanche de rêves en deux nuits.
Je suis avec Eric et une de ses amies ; cette jeune femme travaille dans une fabrique de pierres tombales, à l’entrée d’un cimetière. Eric aussi. Etonnée, je dis à cette jeune femme qu’avant c’était un grand avocat. Puis je dis à Eric que j’ai commandé deux tombes à cette fabrique, une à son amie et une à lui. Il paraît ennuyé : deux tombes, c’est trop pour un seul corps ? Je vois le marbre luisant, gris de la pierre tombale.

Comme quoi l’attraction pour l’animus incarné par Eric n’emmène franchement pas vers la vie : deux tombes pour un seul corps, il y aurait de quoi réveiller les plus épris.

Autre rêve : Eric, rouge. Les traits gonflés, comme fiévreux de passion. Il monte la garde devant la porte de mon appartement. Il m’empêche de sortir. J’ai peur, mais parviens à l’écarter, je crois.
Mais il revient. Maintenant, il vient me voir ce matin même à huit heures. Il insiste. Il est sûr de son fait. Il m’aime, donc il me veut. C’est affreux cette sensation, cette persécution.

Cette fois, Eric bloque la porte d’entrée de l’appartement de mon enfance. Mais je m’aperçois qu’une enfilade de pièces donne sur une seconde sortie qui aboutit à un choeur d’église lié à J.S. Bach. Je vois le mot Bach, je suis sauvée.

« J’aime les passions de Bach, me dit Iris. Cette force passionnelle, lourde, hypnotique, elle doit être sacrifiée. Alors l’animus vampire peut rester à faire le diable derrière la porte de mon enfance, mais il est vaincu, déjoué par le contact avec le sacré le plus profond, le coeur essentiel. »

Vaste appartement en longueur. Je regarde Eric avec gourmandise à travers des barreaux, comme si j’étais dans une cage. Une amie rit et dit que je le regarde comme si c’était du chocolat. Ma grand-mère commente en disant que c’est ça l’attraction physique, le désir, dont, pour sa part, elle est débarrassée. Je ressens ce lien, cette force magnétique incroyable entre nous de part et d’autre de la cage. A ce moment, Eric c’est X, mon premier amant. Oui, dis-je à ma grand-mère, c’est vrai, c’est oedipien.

De ce jour, en quelques semaines, cette passion si tenace décrût, s’amenuisa et disparut, ne laissant derrière elle qu’un grand frisson rétrospectif. Cette fois, le passé semblait exorcisé. « Mon père était avocat, beau, violent et séducteur, me dit Iris. Eric aussi. A peine née, j’ai appris l’amour et la violence en même temps. Ces premiers émois et désirs qui s’adressent au père, ils étaient imprégnés par la peur. Ca m’a pénétrée de profonds sillons. A cet âge là on est malléable comme une motte de beurre où l’on enfoncerait les doigts. Après, ça se fige, ça durcit, ça devient une fatalité ».

Il faudrait aussi, bien sûr, prendre en compte la lignée maternelle et son masculin pour comprendre vraiment la manière dont cet amant vampire, cet animus mortifère, s’était formé dans la psyché d’Iris. Toujours est-il que ce dernier rêve, véritable exorcisme par le choc salutaire qu’il avait provoqué, nous donnait la clef de ce complexe autonome diabolique, l’ouvrant et le vidant de son énergie négative, de sa puissance de fascination. Dans le rêve, le fait de ressentir consciemment la force magnétique de la pulsion sexuelle envers cette figure rajeunie du père et d’en pointer l’origine, « c’est oedipien, » souligne Iris, amalgame alchimiquement les opposés dans une nouvelle conjonction, ouvrant sur une liberté nouvelle de sentiment et de créativité. Là, le sexe, le coeur et l’esprit ne seront plus dissociés ; au contraire, l’espace psychique dans ce sacrifice s’élargit et se prolonge, s’ouvrant sur ce choeur de l’église J.S. Bach dont la musique majestueuse, en amples vagues, symbolise pour Iris, la musique du Soi.
Quelques semaines plus tard, elle rêve.
Je rencontre un homme. Nous sommes intimidés l’un par l’autre mais il vient vers moi et me prend dans ses bras. Lorsqu’il s’approche, lorsqu’il me parle, j’ai l’impression étrange de rencontrer l’autre moitié de moi-même, l’autre côté de mon âme. Nous sommes très différents et pourtant nous sommes un. C’est inexplicable. C’est une certitude et je ressens une immense onde d’amour envers lui. Il me maquille comme lui l’intérieur des yeux en vert, puis nous faisons l’amour, longuement, avec beaucoup d’intensité et de de douceur.
Ensuite je me retrouve dans la rue tout enveloppée dans un vaste peignoir rouge vif, écarlate, éclatant. Je me dis que ça n’est pas très discret ce vêtement. Les gens vont s’étonner, mais tant pis. Je décide de rester vêtue ainsi.

Le démon était devenu daïmon et, désormais, la sexualité reliée au courant central pouvait se muer en érotique de l’âme.

Le retour de la déesse

Le Seigneur aimait Marie (de Magdala ou Marie-Madeleine) plus que tous les disciples et il l’embrassait souvent sur la bouche. Les autres disciples le virent aimant Marie, ils lui dirent : « pourquoi l’aimes-tu plus que nous tous ? »
Le Sauveur répondit et dit : « comment se fait-il que je ne vous aime pas autant qu’elle ? »[[Ev. Ph., 63, 34-64, 5 (trad J. Ménard) in Jean-Yves Leloup, L’évangile de Marie, Myriam de Magdala, Paris, Albin Michel, 1997, p.18. Je remercie Michel Cazenave de m’avoir indiqué ce texte et les traductions et commentaires de Jean-Yves Leloup sur le passionnant sujet d’un évangile au féminin.]]

Toni Wolff a occupé dans la vie de Jung la place archétypique, délicate à incarner de l’anima inspiratrice ; de cette hétaïre dont Jung disait[[Cf la lettre du 18 juin 1958 que j’ai citée en introduction.]] qu’elle fait renaître un homme dans le sens spirituel. Dans un article[[Tony Wolff, « Les formes structurelles de la psyché féminine », trad. Alix Gaillard-Dermigny, Cahiers jungiens de psychanalyse, 1992, n° 75. La première version date de 1934.]] sur les types psychologiques féminins, elle relie avec beaucoup de finesse le développement de l’animus négatif de la femme, son manque d’assurance concomitant, sa dépendance amoureuse et l’éparpillement de ses aspirations créatrices au fait historique que, depuis vingt siècles, la femme n’a plus aucune instance divine féminine qui puisse la représenter dans toute sa complexité et sa richesse. Pour les catholiques, la Vierge Marie n’est pas une déesse mais une sainte, tandis que protestants et juifs ne reconnaissent plus aucun principe spirituel féminin.
Avec le dogme de l’Assomption, dit-elle, le symbole de Marie permet à certains modes d’existence typiquement féminins d’accéder eux aussi à la dignité de symboles. Désormais, le Féminin divin prend place aux côtés de la divinité masculine, comme l’avait, depuis des siècles, désiré la ferveur populaire et anticipé les intuitions de certains mystiques. Médiatrice, Reine des Cieux, Fiancée de l’Esprit Saint … ce sont là des rôles archétypiques dans lesquels une femme peut trouver un support d’identité, un modèle, tout comme l’homme qui, depuis le début du christianisme, disposait comme chemin archétypique de l’Imitatio Christi.
Reste que, côté masculin, comme côté féminin, les images divines dans la chrétienté ont été progressivement évidées de tout le versant sensuel et amoureux que manifestaient les déesses et les dieux antérieurs.
Les vertus d’Aphrodite, mais aussi de tant d’autres déesses égyptiennes, grecques, latines et celtes ont été dissociées de la conscience collective. L’innamoramento, le tomber en amour a perdu sa dimension sacrée ; il n’en est plus resté que l’image de la chûte, celle d’Eve, en particulier, symbole de la matière manifestée, identifiée au Mal.
Ainsi la puissance créatrice liée à la sexualité féminine se trouvait repoussée dans l’ombre et barricadée tandis que la culture officielle n’exaltait plus dans la femme que la maternité.
La position de Jung, à l’inverse de celle de Freud, sera sur ce sujet complexe de la sexualité au féminin constamment novatrice. Lorsqu’il écrit à Carol Jeffrey que l’orgasme féminin n’est pas nécessairement lié à la fonction maternelle, ni à l’état passionnel provoqué par la projection inconsciente de l’anima et de l’animus (état donc indifférencié), mais qu’au contraire, le but de la sexualité, sa finalité pour certaines amantes, c’est la rencontre alchimique, l’individuation réciproque, je trouve que c’est là restituer à la sexualité une place essentielle dans la dynamique psychique. Dans cette lettre, comme dans son texte sur la fonction du couple et du mariage[[C.G. Jung, « Le mariage, relation psychologique », Problèmes de l’âme moderne, Paris, Buchet Chastel 1984, p. 301 à 317.]] , antérieur de trente ans, Jung insistera sur le versant féminin de la sexualité : ce versant féminin liant particulièrement l’épanouissement du plaisir à la question du sens et donc à l’image du Soi constellée dans la relation amoureuse.
La sexualité au féminin, telle que l’envisage Jung, relie alors la femme de chair, l’anima de l’homme, l’alchimie de la relation, la fonction transcendante et l’esprit sophianique dans une même forme archétypique en laquelle le haut et le bas résonnent au diapason l’un de l’autre, au lieu de s’exclure réciproquement.
Toni Wolff, elle aussi, dans son article insiste sur la qualité et le sens de la relation : « pour l’homme, écrit-elle, la sexualité est l’expression naturelle de la relation, mais pour la femme, et pour l’hétaïre en particulier, elle ne saurait en être, le cas échéant, que le résultat, l’aboutissement »[[Tony Wolff, « Les formes structurelles de la psyché féminine », op. cité.]] , ce qui revient à faire de la relation sexuelle entre deux amants le langage même de la dynamique spirituelle qui les unit.
« La femme, écrit Jung, sait de plus en plus que l’amour seul lui donne la plénitude du développement, de même que l’homme commence à saisir que l’esprit seul donne à sa vie son sens le plus noble et tous deux, au fond, cherchent le rapport spirituel qui les unira parce que l’amour a besoin pour se compléter de l’esprit et l’esprit de l’amour »[[C. G. Jung, « La femme en Europe », Problèmes de l’âme moderne, op.cité, p. 297.]]. Soixante-dix ans plus tard, j’ajouterais que cet esprit, l’homme le trouve de plus en plus en rencontrant son féminin intérieur tandis que la femme perçoit le sens de l’éros en s’unissant à son masculin.

La femme et le génie

Un soir, dans les années quatre-vingt, j’assistais à un séminaire public d’un analyste réputé.
On en était une fois de plus à l’anima : « les hommes, Mesdames, oui, les hommes, on le sait, ont une muse ! s’écria soudain notre conférencier d’un ton inspiré, et vous Mesdames, qu’avez-vous ? Si tant est que vous ayiez quelque chose !…
Silence consterné dans la salle, de part et d’autre de la longue table rectangulaire autour de laquelle nous nous tassions à près d’une cinquantaine.
Quand soudain une voix intimidée mais décidée perça le silence.
Nous ? nous avons un génie, Monsieur, déclara une jeune femme assise tout à l’autre bout de la table, déclenchant involontairement un éclat de rire général, pendant que l’orateur s’agitait : « Un génie ! mais, Madame, il faut le prouver, le prouver »!

En réfléchissant à mon présent sujet et au daïmon Eros, cette petite histoire m’est revenue en mémoire. Car au fait c’est vrai, depuis tant de siècles, les créateurs, penseurs, peintres et poètes chantent et vénèrent la muse qui les inspire et l’amante en laquelle elle s’incarne. Alors, et nous les femmes désormais confrontées à la créativité ? Nous les analystes aux prises avec le protéiforme inconscient … les femmes écrivains, sculpteurs, cinéastes, poètes et toutes celles engagées dans un invisible processus d’individuation, transformateur par excellence de l’énergie psychique … Devrons-nous rester muses, seulement muses ? Un peu sphynx, un peu fées, vieilles et jeunes à la fois, d’une chasteté douteuse et le silence éloquent d’une Mona Lisa, comme le dit joliment Jung de sa femme-anima[[Cf. C. G. Jung, « Le mariage, relation psychologique », op cité, p. 315.]] ?

Poussées par le vent de l’âme, modelées douloureusement par les mains du dieu vivant qui les arrache à la terre, aux formes anciennes, à l’histoire déjà écrite, les femmes créatrices d’aujourd’hui dans le monde de l’imaginatio, du rêve et de la méditation rencontrent, elles aussi, un amant-guide, un inspirateur, un daïmon, un génie. Pour l’une, ce fut un loup qui peu à peu en vint à se nommer Romulus fondateur de la Rome intérieure, la cité du Soi. Pour l’autre un roi-mage noir, venu de derrière les étoiles, qui, un jour débarqua sur terre, dans la conscience, en fusée, chargé de ses présents. Pour une autre encore, un sombre adolescent aux yeux verts, un « jeune caïd très doué » disait-il de lui-même, qui émergeait de la lave d’un volcan et aussi un génie tout doré dansant sur sa colonne. Et encore simplement un amant sous la lune, dans un jardin, près d’un buisson de roses. Figures de l’éros, d’un animus inspirateur d’abord rencontré sous la forme d’un deuil, d’un échec, d’une crise, d’une obsession, d’une dépression et qui, peu à peu, mûrit et se transforme, s’humanise et devient un fiancé de l’âme et un refuge-aimant dans les difficultés quotidiennes. Oui, je crois vraiment maintenant que les femmes, elles aussi, ont comme masculin de la muse, un génie et je crois aussi, pour l’avoir constaté tant de fois dans son mode le plus destructeur, que ce compagnon intérieur, démon ou daïmon par une aimantation mystérieuse attire à lui et modèle à son image les circonstances de la vie et les êtres que nous y rencontrons. « A celui qui a, il sera tout donné, dit une sentence paradoxale de l’évangile , à celui qui n’a pas, il sera tout ôté »[[Luc, VIII – 18.]]. C’est un peu la même idée. Tant que Gilles et Iris sont les victimes, l’un d’une anima perverse et prostituée, l’autre d’un animus vampire fabriquant de pierres tombales, la vie ne leur fait pas de cadeau et ils cherchent en vain celle ou celui qui lèverait le sort qui altère leur vitalité.

En revanche, pour l’un et pour l’autre, après le long et douloureux travail de prise de conscience qu’ils ont mené tous deux, lorsque les compagnons intérieurs se sont transformés, le monde externe s’est réensoleillé d’autant. Gilles peut maintenant créer une famille. Iris attend avec confiance le prochain tournant de sa destinée – cette confiance dans le mouvement de la vie qu’elle ne pouvait pas pleinement ressentir et qui l’enveloppe maintenant comme un grand peignoir écarlate.

Cet article est paru dans le n° 91 des Cahiers jungiens de psychanalyse que nous remercions de leur aimable autorisation
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