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Les différentes facettes de Jung

Rédaction en cours (ML C)

Qui est Carl Gustav Jung ?

Florent Serina (Historien)

L’œuvre du psychiatre et psychologue suisse Carl Gustav Jung (1875-1961), fondateur de la psychologie analytique, peut surprendre par sa diversité, sa richesse et sa complexité, au point où elle semble parfois difficile à appréhender. Loin de se développer de façon tout uniment linéaire, celle-ci est marquée par de multiples relances, reprises, évolutions, transformations, moments critiques et ruptures[1].

Né le 26 juillet 1875 à Keswill dans le canton de Thurgovie, il effectue des études de médecine à l’université de Bâle, puis entame une carrière de psychiatre en décembre 1900, d’abord comme volontaire, puis comme assistant à l’hôpital du Burghölzli à Zurich. Dans sa thèse de doctorat consacrée à la psychopathologie des phénomènes dits occultes, il s’intéresse, en s’inspirant des travaux de Théodore Flournoy, aux expériences médiumniques de l’une de ses cousines[2], puis s’efforce, par ses études diagnostiques sur les associations verbales, de mettre en lumière la vie autonome des « complexes à haute charge émotionnelle »[3]. S’interrogeant par la suite sur la dynamique et l’organisation structurelle de la « démence précoce », il contribue, aux côtés d’Eugen Bleuler, à renouveler l’examen et l’approche de la psychose.

Sur la base de ses propres études, le jeune praticien vient à rapprocher de la toute jeune psychanalyse et soutient publiquement, dès 1906, les recherches de Sigmund Freud, de sorte que cette nouvelle méthode d’exploration de l’inconscient se trouve pour la première fois associée à la psychiatrie universitaire. Au printemps 1909, il démissionne de ses fonctions au Burghölzli et s’établit dans sa demeure de Küsnacht située au bord du lac de Zurich, où il installe son cabinet privé. L’année suivante, il est élu premier président de l’Association Psychanalytique Internationale.

Loin de vouloir passer pour un épigone du « maître » viennois, Jung s’attache plutôt à « creuser sous la leçon freudienne[4] » pour tracer, à partir de sa propre expérience des rapports avec l’inconscient, une voie à la fois clinique et théorique qui lui sera propre. Dès 1911-1912, il discute et conteste les positions viennoises sur le rôle déterminant du refoulement de la sexualité, en particulier infantile, et s’attache à montrer la diversité des dynamismes en jeu dans le fonctionnement psychique, en même temps qu’il tente de repérer et d’analyser les composantes structurelles d’un fonds qui serait commun à l’ensemble de l’espèce humaine – l’inconscient collectif[5] –, et constitué d’images à caractère mythologique, ou selon le terme qu’il adopta ensuite, d’archétypes.

Pour désigner sa démarche personnelle, il en vient en août 1913 à parler de « psychologie analytique ». Considérant que « tous les phénomènes psychologiques peuvent être considérés comme des manifestations de l’énergie, de la même manière que tous les phénomènes physiques ont été compris comme des manifestations énergiques », il explique, en utilisant le terme dans son sens originel, que « la libido peut être comprise comme l’énergie vitale en général », et qu’en conséquence on ne saurait dire qu’elle est uniquement sexuelle[6]. Il rompt avec Freud, puis, à la veille de la Première Guerre mondiale, démissionne de ses fonctions de président de l’Association internationale de psychanalyse pour prendre son indépendance.

Jung traverse cependant, et jusque dans les années trente, une crise personnelle à la fois profonde et créative, qu’il appellera « confrontation avec l’inconscient », dont on peut aujourd’hui suivre le cours dans son Livre Rouge, qui met en récit les questionnements existentiels d’un homme à la recherche de solutions qui puissent redonner sens à sa vie, et où s’élabore une cosmologie personnelle, contenant en ses germes tout un pan de ses travaux futurs[7]. Sur le plan thérapeutique, Jung développe en particulier sa méthode de « l’imagination active », consistant à donner une forme sensible, par différents moyens d’expression (dessin, peinture, écriture, sculpture, etc.) aux fantasmes et images de l’inconscient et de les suivre dans leur développement spontané[8]. Il renouvelle alors sa pratique clinique dans le sens du « processus d’individuation », c’est-à-dire d’un processus de transformation intérieure, propre à chacun, par lequel un être devient « un individu psychologique, c’est-à-dire une unité autonome et indivisible, une totalité[9] ».

En 1921, il publie le volumineux Psychologische Typen[10], où il propose de distinguer deux attitudes principales, l’introversion et l’extraversion, et quatre fonctions d’orientation de la conscience : la pensée, le sentiment, la sensation et l’intuition. Il analyse dès lors le Moi comme un « complexe » parmi d’autres, qu’il importe de distinguer du « Soi », entendu comme le « sujet de la totalité de la psyché ». S’opère alors une sorte de renversement épistémologique dans la manière de concevoir les rapports à l’inconscient, désormais « reçu, observé, et surtout pratiqué, dans une position d’étonnement, d’accueil, et d’accompagnement, qui le tient pour premier, initial et toujours recommencé, largement autonome, et surtout radicalement autochtone, c’est-à-dire vivant largement de sa propre vie, et à partir de son propre fonds ». À un premier groupe de concepts que l’on peut qualifier de dynamiques en ce qu’ils rendent compte des rapports de force ou de synergie entre conscient et inconscient, ceux de « compensation », de « complémentarité » et de « contradiction », s’adjoint un second groupe, ceux de « persona », d’« animus » et d’« anima », d’« ombre », et celui du « Soi », relevant « d’une pensée expressément et délibérément imageante, et de là animée, voire même personnifiante[11] ».

Dans les années vingt, Jung voyage beaucoup, notamment en Afrique, séjournant en particulier chez les Elgonyis, dans une région située à la frontière actuelle du Kenya avec l’Ouganda. Il multiplie articles, conférences et séminaires, abordant parfois des thématiques nouvelles comme la création littéraire ou l’éducation ; et privilégie des essais plus courts, dont Die Beziehungen zwischen dem Ich und dem Unbewussten (1928)[12]. Sa collaboration avec le sinologue Richard Wilhelm l’incite à approfondir son étude des spiritualités orientales, puis à entreprendre des recherches sur l’iconographie et la littérature alchimique. Il pense trouver dans ces développements de l’histoire de notre culture alors fort mal connus, une confirmation de son expérience personnelle, une sorte de parenté avec les grands concepts de sa psychologie et des avancées de sa pratique clinique. Il délaisse alors l’élaboration de son Livre Rouge pour se consacrer à une étude comparée des processus d’individuation[13], et abandonne l’expression de « psychologie analytique » au profit de celle de « psychologie complexe », de façon à mieux souligner son approche des moments créatifs de la vie psychique[14].

En 1930, Jung est désigné vice-président de la Société Médicale Générale de Psychothérapie, puis accède trois ans plus tard à sa présidence[15]. Nait entre lui et l’Allemagne hitlérienne, un rapport mêlé de curiosité, d’intérêt, puis de compromissions. S’ensuit une controverse, appelée à durer, après la publication d’écrits équivoques et de ses fonctions au sein de cette association professionnelle internationale basée en Allemagne, placée à partir de 1936 sous le contrôle du IIIe Reich, et dont il ne démissionnera qu’en 1940. Accusé d’antisémitisme et de sympathie pour l’idéologie nazie, Jung voit sa réputation et sa probité scientifique durablement entachée. On sait aujourd’hui qu’il collabora durant la Seconde Guerre mondiale avec les services secrets américains en vue d’établir le profil psychologique d’Adolf Hitler et de réfléchir aux meilleurs moyens de l’éliminer[16].

Sur le plan académique, Jung délivre une série de cours sur la « Psychologie moderne » à l’École Polytechnique Fédérale de Zurich, qui le nomme en 1935 professeur titulaire[17]. Déjà honoré en 1912 par l’Université de Worcester (Massachusetts), puis de la Fordham University (New York), il reçoit en 1936 le titre de docteur honoris causa de l’université d’Harvard ; puis en 1938, des universités de Bénarès et d’Allahabad en Inde, ainsi que d’Oxford en Angleterre. En 1943, il est nommé professeur titulaire de psychologie médicale de l’Université de Bâle ; fonction qu’il est contraint de quitter à la suite d’un grave accident de santé l’année suivante. En juillet 1945, l’Université de Genève l’honore à son tour du grade de docteur honoris causa. Dix ans plus tard, c’est au tour de l’École fédérale polytechnique de Zurich de le décorer à l’occasion de son 80eanniversaire.

Ses écrits plus tardifs élargissent encore l’ensemble de ses recherches et élaborations théoriques. Sa fréquentation soutenue de l’alchimie l’engage à entreprendre une analyse critique du christianisme, en même temps qu’il approfondit la question des conditions de la réalisation du « Soi ». Paraissent alors des essais non moins majeurs que ceux cités précédemment, dont Psychologie du transfert (1946), Aïon (1951), Réponse à Job (1952), et les deux volumes du Mysterium Coniunctionis (1955-1956) que complète le commentaire de l’Aurora Consurgens signé par l’une de ses plus proches collaboratrices Marie-Louise von Franz. Il copublie aussi en 1952 Naturerklärung und Psyche, avec le physicien autrichien Wolfgang Pauli, où il présente le fruit de recherches novatrices consacrées au problème des coïncidences signifiantes, ou « synchronicités », postulant avec le prix Nobel de physique 1945 l’existence d’une principe d’acausalité[18]. Quant au livre posthume publié en français sous le titre « Ma Vie ». Souvenirs, rêves et pensées, longtemps considéré comme son « autobiographie », il faut préciser qu’on le doit assez largement à sa secrétaire et collaboratrice, Aniela Jaffé[19].

Quand bien même des conférences de jeunesse, séminaires, volumes de lettres et correspondances ont paru ces dernières décennies, la publication de la totalité de ses écrits est cependant encore loin d’être achevée. Selon Sonu Shamdasani qui envisage l’édition future de Complete Works sous les auspices de la Philemon Foundation, la somme des textes inédits du célèbre psychiatre helvétique formerait un ensemble encore plus volumineux que ses Collected Works ou Gesammelte Werke[20]. Autant dire que cette œuvre, qui a souvent fait l’objet d’opprobres et de passions, et inspiré depuis plus d’un siècle une foule de thérapeutes, savants et d’artistes de par le monde, n’a sans doute pas fini d’étonner.

Bibliographie complémentaire

Aimé Agnel, Jung. La Passion de l’autre, Paris, Milan, 2004, et sous sa direction Dictionnaire Jung, Paris, Ellipses, 2008.

Henri F. Ellenberger, Histoire de la découverte de l’inconscient, Paris, Fayard, 1994, traduit de l’anglais par J. Feisthauer.

Christian Gaillard, Jung, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 7e édition, 2017.

Barbara Hannah, Jung, sa vie et son œuvre, Paris, Dervy-Livres, coll. « La Fontaine de Pierre », 1989, traduit de l’anglais par M. Bacchetta.

Élie G. Humbert, Écrits sur Jung, Paris, Retz, 1993 ; Jung, Paris, Hachette, 2004.

Véronique Liard, Carl Gustav Jung. Kulturphilosoph, Paris, PUPS, 2007.

Christine Maillard, Au cœur du Livre rouge, Paris, La Compagnie du Livre rouge-Imago, 2017.

Sonu Shamdasani, Jung and the Making of Modern Psychology, Cambridge, Cambridge University Press, 2003; et Jung. A Biography in Books, New York, Norton, 2012.

[1] Voir J. Vieljeux, F. Serina, Bibliographie raisonnée des écrits de C. G. Jung, en allemand, anglais et français, Paris, Le Martin-Pêcheur / Domaine jungien, 2014.

[2] C. G. Jung, « Psychologie et pathologie des phénomènes dits occultes », in L’Énergétique psychique, Genève, Georg, 1973, p. 118-128, traduit de l’allemand par Y. Le Lay.

[3] Voir en particulier les textes réunis dans le volume 2 des Gesammelte Werke, intitulé Experimentelle Untersuchungen, dont la majeure partie n’a toujours pas fait l’objet d’une traduction française.

[4] L’expression est de C. Gaillard, « La psychanalyse jungienne », in M. Elkaïm (dir.), Psychanalyses, psychothérapies : les principales approches, Paris, Le Seuil, 2003, coll. « Couleur Psy », p. 52.

[5] Voir C. G. Jung, Wandlungen und Symbole der Libido publié à l’origine en deux parties en 1911 et 1912 dans le Jahrbuch für psychoanalytische und psychopathologische Forschungen ; en français, Métamorphoses et symboles de la libido, Paris, Aubier, 1931, adapté de l’allemand par L. de Vos.

[6] C. G. Jung, « Allgemeine Aspekte der Psychoanalyse ». G. W. 4 § 523-556.

[7] C. G. Jung, Le Livre Rouge. Liber Novus, édition établie, introduite et annotée par Sonu Shamdasani, préface de Ulrich Hoerni, Paris, L’Iconoclaste/ La Compagnie du Livre Rouge, 2011, traduit de l’allemand par Ch. Maillard, P. Deshusses, V. Liard, Cl. Maillard, F. Malkani, L. Portes, et de l’anglais par B. Dunner, J. Vieljeux et P. Crouzet.

[8] Voir C. G. Jung, « La fonction transcendante » (1916-1958), in L’Âme et le Soi, Paris, Albin Michel, 1990, p. 145-178, traduit de l’allemand par R. Bourneuf avec la collaboration de C. Gaillard.

[9] C. G. Jung, « Conscience, inconscient et individuation » (1939), in La guérison psychologique, Genève, Georg, Librairie de l’Université, 2e édition revue et augmentée, 1970, p. 259.

[10] C. G. Jung, Types psychologiques, Genève, Georg, 1950, traduit de l’allemand par Y. Le Lay.

[11] C. Gaillard, Ibid.

[12] C. G. Jung, Dialectique du moi et de l’inconscient, Paris, Gallimard, 1964, adapté de l’allemand par R. Cahen.

[13] Voir S. Shamdasani, « Introduction », in C. G. Jung, Le Livre Rougeop. cit., p. 193-226.

[14] Cette dénomination, qu’on a pu trouver équivoque, n’a en fait été adoptée que dans les pays de langue allemande. Le monde anglo-saxon qui, après la Seconde Guerre mondiale, s’affirme comme l’aire linguistique et culturelle la plus influente pour l’évolution de sa psychologie, ne l’a guère reprise.

[15] Voir notamment A. C. Lammers, « Professional relationships in dangerous times : C. G. Jung and the Society for Psychotherapy », in Journal of Analytical Psychology, 2012, 57, p. 99-119 ; G. Sorge, « Jung’s Presidency of the International General Medical Society of Psychotherapy », in Jung Journal: Culture & Psyche, 6, 4, 2012, p. 31-53.

[16] Cet épisode est notamment relaté par la biographe américaine D. Bair dans Jung, une biographie, Paris, Flammarion, coll. « Grandes biographies », 2007, p. 727-749, traduit de l’américain par M. Devillers-Argouarc’h.

[17] C. G. Jung, Modern Psychology. Notes on the Lectures given at the Eidgenössische Technische Hochschule, Zürich by Prof. Dr. C. G. Jung, October 1933-February 1940, compiled and translated by E. Welsh and B. Hannah, Zurich, K. Schippert & Co, 1959-1960, 6 volumes. Une nouvelle édition doit prochainement paraître en huit volumes dans les Philemon Series.

[18] Les études de C. G. Jung consacrés à cette question ont été réunis dans Synchronicité et Paracelsica, Paris, Albin Michel, 1988, traduit de l’allemand par C. Maillard et C. Pflieger-Maillard. L’étude de Wolfgang Pauli est disponible en français sous le titre Le cas Kepler, Paris, Albin Michel, coll. « Sciences d’aujourd’hui », 2002, traduit de l’allemand par M.-G. Carlier et A. Tondat.

[19] On sait en effet que sur les treize chapitres qui le composent, seuls sept d’entre eux ont été rédigés par Jung lui-même, tandis que les autres ont été façonnés par sa disciple sur la base de différents entretiens ou d’extraits de séminaires, et que l’ensemble de l’ouvrage a été passé par le filtre de sa rédaction et celui des éditeurs. Voir en particulier S. Shamdasani, « Souvenirs, rêves, omissions », in Psychothérapies, 16, n° 1, 1996, p. 17-27, traduit de l’anglais par E. Gampert-Anderson.

[20] S. Shamdasani, « The incomplete works of C. G. Jung », in A. Casement (dir.), Who owns Jung ?, Londres, Karnac, 2008, p. 173-188.

La psychanalyse jungienne

Christian Gaillard (psychanalyste, membre de la SFPA)

La psychanalyse jungienne

La psychanalyse, à l’évidence, n’est plus ce qu’elle était.
En témoignent les récentes publications les plus importantes qui se proposent de présenter et d’explorer de l’intérieur la configuration des problématiques en la matière. Si le Vocabulaire de la Psychanalyse de Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis s’en tient, pour l’essentiel de son corpus et dans la plupart de ses analyses, aux textes de Freud, le Dictionnaire de la Psychanalyse d’Elisabeth Roudinesco et Michel Plon dénombre, présente et discute six grands « courants » ou grandes « composantes » du mouvement psychanalytique - l’annafreudisme, le kleinisme, l’Ego Psychology, les Indépendants, la Self Psychology et le lacanisme - , tandis que le tout récent Dictionnaire International de la Psychanalyse d’Alain de Mijolla, pour sa part, élargit le champ et ouvre également ses colonnes à des analystes qui se réclament de Carl Gustav Jung, d’Alfred Adler, de Sandor Ferenczi ou de Françoise Dolto, et qui ont été chargés de présenter eux-mêmes dans cet ouvrage les concepts, les personnalités marquantes, les œuvres et les institutions du courant dont ils relèvent [1].

La psychanalyse est donc aujourd’hui plurielle. Mais depuis quand l’est-elle ? Depuis 1911-1912 au moins. Depuis la publication, dans le Jahrbuch für psychoanalytische und psychopathologische Forschungen, puis chez Deuticke à Vienne et Leipzig, de Wandlungen und Symbole der Libido, de Métamorphoses et symboles de la libido [2].
Depuis que Jung, pour mieux analyser et comprendre les émois amoureux à peine avoués d’une jeune femme un peu trop riche et trop poète pour s’engager vraiment dans la vie qui se présentait à elle, s’est lancé à en perdre le souffle dans l’exploration d’une foule de mythes, de rites et de récits de provenance diverses mettant en scène des situations étrangement apparentées à celles que cette jeune femme avait tant de mal à affronter [3].
Ce livre marquera comme on sait sa rupture avec Freud et avec les organisations freudiennes. Une rupture pour lui sans appel ni retour au bercail. Le 27 octobre 1913, il donnera sa démission de rédacteur en chef du Jahrbuch, et le 20 avril 1914, à la veille de la guerre, de la présidence de l’Association Internationale de Psychanalyse, que la section de Zurich quittera avec lui en juillet de la même année [4].

Mais cette rupture date-t-elle vraiment de 1911-1912 ? Ne serait-ce pas plutôt de 1910 ? Le 17 juin 1910, en effet, Jung, qui venait de recevoir de Freud son Souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, lui écrivit à Vienne tout aussitôt pour lui faire part de sa première réaction à la lecture de cette essai : « (Votre) Léonard est merveilleux, déclare-t-il dans cette lettre. [Je l’ai ] immédiatement lu en entier et je le reprendrai bientôt encore une fois. La transition au mythologique ressort de cet écrit avec une nécessité interne ». Et il ajoute, ce qui n’a sans doute pas manqué de laisser Freud quelque peu rêveur : « C’est en réalité le premier de vos écrits aux lignes directrices internes duquel j’ai a priori le sentiment de m’associer pleinement » [5].

Sa réaction à la lecture de cet essai est donc tout d’abord enthousiaste. Sauf qu’on ne manque pas d’être un peu surpris quand on lit que parmi les écrits de Freud jusqu’alors, celui-ci serait « le premier » auquel il a le sentiment de d’associer pleinement… Sauf, surtout, que de là il en vient à écrire cette phrase tout autrement troublante encore : « J’aimerais bien en rester plus longtemps à ces impressions - et poursuivre en paix les pensées qui se développent en longue suite à partir de là ».
Des pensées se développent en longue suite à partir de là, écrit-il. Voici donc que la pensée, que des pensées, encore largement inconscientes à ce qu’il semble, émergent, menacent d’émerger, dont on se doute bien qu’elles vont bientôt troubler le bon ordre de la psychanalyse. Un ordre pourtant déjà bien établi. Faut-il rappeler qu’en 1910 les Etudes sur l’hystérie, la Traumdeutung, la Psychopathologie de la vie quotidienne, les Trois essais sur la sexualité, qui constituent le socle de la psychanalyse freudienne, ont déjà été publiés ? Et que le mouvement psychanalytique est déjà solidement institué, sous l’autorité de son père fondateur - avec Jung en bonne place dans cette organisation, une place de fils privilégié, de « dauphin » escompté, puis adoubé et chargé des fonctions les plus centrales dans les institutions de la psychanalyse.

Qu’est-ce à dire ? Sinon que l’inconscient, çà pense. Et de façon largement autonome. A son propre rythme. Assez souvent à notre insu. Et, surtout, à sa manière. Reste à s’y rendre attentif. A y faire place. Et, bien sûr à y mettre la main - je veux dire la plume, et donc des mots. Des mots. Mais pas seulement : on peut penser, du moins contenir sa pensée et lui donner forme par des images aussi bien.
Freud, à vrai dire, le savait bien. Il a même été le premier à le savoir. Et à le faire savoir, quand il a parlé, dès 1900, dès son Interprétation des rêves, de la nécessité de prendre en compte le travail de figuration propre au travail inconscient : « Rücksicht auf Darstellbarkeit », écrit-il - ce qu’on traduit aujourd’hui un peu lourdement en français par « prise en considération de la figurabilité ».

Ce qui signifie, à lire Freud, que le travail du rêve consiste tout notamment à former des images, à les mettre en scène, à les dramatiser, jusqu’à rendre perceptible, représentable, et de là reconnaissable, et en définitive vivable, pour autant que faire se peut, précisément ce qu’on ne voulait pas savoir, ni reconnaître. Freud à ce propos parlera lui-même des « pensées du rêve » - des « pensées », montre-t-il, qu’on peut apprendre à approcher, à rejoindre, à recevoir, et même à comprendre [6].

Or le travail inconscient, ou, plus exactement, le rapport à ce travail, l’expérience du rapport au travail inconscient, tel est bien le cœur, le fondement et l’axe, de toute psychanalyse.
De la psychanalyse, on pourra dire qu’elle a pour objet non pas, à proprement parler, quitte à contredire le premier projet de Freud, son Projet scientifique en 1895, le fonctionnement psychique, mais le rapport à l’inconscient. Le propre de la psychanalyse, c’est de créer un rapport réglé, théorisé et le cas échéant thérapeutique avec l’inconscient.

Avec toutefois, et tout aussitôt, cette remarque : il y a, en psychanalyse, diverses façons de pratiquer et de penser le rapport à l’inconscient. Il y a divers types de pensée en psychanalyse. C’est-à-dire que ce qui distingue, et oppose entre elles les différentes traditions qui composent le mouvement psychanalytique ne porte pas tant sur telle ou telle condition de son exercice - l’usage ou non du divan, par exemple, une question au demeurant des plus cruciales sur laquelle il faudra revenir -, mais bien sur l’essentiel : nous ne pratiquons pas, et nous ne pensons pas le rapport à l’inconscient de la même manière selon que nous sommes freudiens, kleiniens, lacaniens, jungiens, ou d’autres sortes encore d’analystes. Tout notamment, la pratique clinique et la pensée de Jung ne sont pas celles de Freud. Voyons de plus près.

Un autre point de départ et un autre point de vue

C’est Freud, avons-nous rappelé, qui, le premier, a parlé de régression, de figuration, de dramatisation et de symbolisation à propos du travail du rêve. Mais voilà que Jung, dans la foulée de ses propres travaux à Zurich, en viendra à creuser sous la leçon freudienne. A la creuser en sous-œuvre, à partir de sa propre expérience en la matière, expérience auto-clinique et expérience de clinicien, au risque de mettre en péril l’édifice si patiemment, et , il faut le dire, si jalousement construit par Freud.
Une des conséquences, majeures, de son avancée, et de son travail, c’est une sorte de renversement de point de vue, à la fois pratique et épistémologique, quant au rapport à l’inconscient. A suivre Jung, à suivre la voie qu’il a ouverte à la psychanalyse, l’inconscient en effet n’est plus appréhendé et conçu au seul titre du refoulement - refoulement de la sexualité, et de la sexualité infantile au premier titre, et refoulement originaire -. Il est reçu, observé, et surtout pratiqué, dans une position d’étonnement, une position surprise, d’accueil, et d’accompagnement, qui le tient pour premier, initial et toujours recommencé, largement autonome, et surtout radicalement autochtone, c’est-à-dire vivant largement de sa propre vie, et à partir de son propre fonds.

De sorte que la surprise dont nous venons de parler et la problématique qui s’en suit
ne porteront pas tant, avec lui et après lui sur les conditions dans lesquelles de l’inconscient se trouve produit - ce à quoi s’attache la problématique freudienne du refoulement -, mais aussi bien, et bien plutôt, sur le fait que, de là, à partir de l’inconscient, émerge de la conscience, et naisse quelqu’un, quelqu’une : un sujet, singulier, aux prises avec ce dans quoi il était pris, et est toujours assez largement pris, assujetti, du fait de l’histoire dont il provient, d’ailleurs largement transgénérationnelle, mais avec quoi il peut aussi s’expliquer, et se mesurer, au fil de l’histoire qui avance, et qu’il a à faire avancer.

L’attention en psychanalyse, avec et après Jung, portera sur le devenir-conscient, tout autant et bien plutôt que sur le devenir-inconscient. Ce qui, de fait, constitue un renversement, une révolution à la fois clinique et épistémologique en psychanalyse, dont un des effets est que l’inconscient, dès lors, est pris en compte comme une affaire en cours, qui s’avance et qui s’impose, avec sa consistance et son insistance propres, largement à notre insu, disais-je, en obéissant à une organisation qui lui est propre : c’est une des caractères marquants de la problématique jungienne que d’appréhender l’inconscient et de tenter d’en rendre compte en termes à la fois de processus et de structures. Ce que nous aurons à préciser plus loin.

Jung, à vrai dire, s’y emploie déjà bien avant 1911-1912, et avant même cette année 1910 où la lecture de l’essai de Freud sur Léonard le laissera si étrangement pensif. Il s’y emploie dès l’année 1900, avant donc sa première découverte des écrits de Freud et sa rencontre avec lui, lorsqu’assistant d’Eugen Bleuler à la célèbre clinique psychiatrique universitaire du Burghölzli à Zurich, il se lance avec lui dans ses Recherches expérimentales sur les associations [7].

Ces recherches obéissent pour l’essentiel à un protocole très simple : il s’agit de répondre aussi immédiatement que possible à un mot inducteur, choisi arbitrairement, par un autre mot, dont évidemment on prend note, tandis qu’est mesuré le temps qui s’écoule avant l’énonciation du mot induit et que se trouvent également mesurées, le cas échéant, diverses réactions physiques concomitantes.

Les résultats ainsi obtenus mettent en évidence que le moindre mot, le plus anodin, peut nous toucher au plus vif, de la façon la plus inattendue, et sans guère de contrôle possible, constellant autour de lui tout un ensemble d’autres mots et images qui lui sont apparentés, tout un champ sémantique et tout un ensemble de représentations et de réactions qui constituent en fait l’univers intérieur propre à chacun de nous tel qu’il s’est formé, largement à notre insu, et souvent à notre corps défendant, au gré de notre histoire, une histoire qu’aussi bien nous avons oubliée, ou voulu oublier.

Ce que Jung découvre et met en évidence dans ses études sur les associations de mots, ce sont donc les effets incontrôlés, et le plus souvent perturbateurs, de ce qu’il appelle dès alors les « complexes à haute charge émotionnelle » (gefühlsbetonte Complexe). Il s’agit là , montre-t-il, d’ensembles, de nœuds, de concrétions, de condensations de représentations fortement liées entre elles et nouées autour d’un point sensible, surchargé émotionnellement, où se rassemble et se condense le souvenir souvent inconscient d’un moment de vie particulièrement marquant. Ces « complexes » relèvent d’un fonctionnement psychique très sensorialisé, si radicalement infra-verbal, presqu’organique en fait, si réfractaire à toute maîtrise, si obstiné, et souvent si répétitif, qu’on ne peut, en somme, que les observer sur le vif, ou les repérer à leurs effets, et les suivre à la trace, aux traces, aux marques qu’ils laissent dans l’histoire d’une vie.

On voit par là que ce qui d’emblée mobilise la recherche et la réflexion de Jung, c’est la réalité vive, active, organisatrice, de nos représentations, de nos relations et de nos comportements. Une réalité étonnamment agissante, effective, et si efficiente qu’il se plaira tout au long de son œuvre à utiliser à ce propos le terme allemand Wirklichkeit, lui-même très actif, tout autrement actif que celui de Realität. Mais une réalité souvent dissociée aussi, et même potentiellement dissociatrice, qui fait de l’univers intérieur de tout un chacun ce qu’il est, dans sa singularité, avec la susceptibilité, les dispositions, le goût, les attentes, les élans, les peurs ou refus, et les représentations qui lui sont propres en fonction de ce qu’il a vécu, de longue date, et chemin faisant.

Or ces travaux expérimentaux sur les associations et les « complexes » viennent recouper et étayer ses observations de jeune psychiatre, qui elles-mêmes le conduiront à reconsidérer dans une perspective à la fois phénoménologique et psychogénétique ce qu’on appelait encore la « démence précoce », et que sous l’impulsion de Bleuler et la sienne on qualifiera désormais de « schizophrénie ».
L’observation, là, d’expérimentale se fait évidemment clinique, et ses conclusions quant à la forte autonomie des « complexes » l’amènent à considérer la psyché en psychopathologue et plus généralement en psychologue et clinicien comme un univers généralement fragmenté, composé d’unités parcellaires susceptibles de mettre à mal la suprématie et le désir d’unité du moi, lequel est ainsi lui-même considéré comme un « complexe » aux prises avec bien d’autres, et toujours menacé [8].

Telle est l’acquis avec lequel Jung découvre, puis rencontre Freud et s’associe à son mouvement. Il souligne la portée de la Traunmdeutung dès sa parution, se faisant l’ardent défenseur de Freud sur la scène internationale d’une psychiatrie alors plus que réticente, et surtout le rejoignant pour conforter les positions de la jeune psychanalyse par les données réunies avec ses propres moyens d’observation et d’étude tant dans son laboratoire de psychologie expérimentale que dans ses travaux de psychiatre en milieu hospitalier. Pour l’un comme pour l’autre, pour Jung comme pour Freud, il est en effet bien clair, et d’emblée, que la mémoire est étroitement dépendante de la charge émotionnelle qui affecte nos représentations en fonction de notre histoire, et donc que l’oubli est largement un effet du refoulement. Jung d’ailleurs accuse le trait en inscrivant pendant un temps ses travaux dans une perspective possiblement criminologique, tant il lui paraît évident qu’il y va là de la recherche et de la découverte d’une vérité dont on voudrait aussi bien ne plus rien savoir, et qu’on voudrait pouvoir cacher.

Au demeurant, il continue de s’avancer dans sa propre foulée. Ainsi, à ce moment de sa vie et de son oeuvre, l’étude des « complexes » pourrait bien être, pour lui, tout comme le rêve et peut-être plus encore, la « voie royale » vers l’inconscient. De sorte qu’une lecture attentive, et surtout rétrospective des travaux dès cette époque, et aussi celle de sa correspondance passionnée avec Freud de 1906 à 1914 [9], fait apparaître de sensibles différences d’accents, et surtout de points de vue, de perspectives, et enfin de modes de travail clinique, qui font l’écart entre la démarche qui sera ensuite la sienne et celle de Freud, puis, de nos jours, entre la psychanalyse jungienne et la psychanalyse freudienne.

Présent, passé et devenir

On voit en effet assez vite que le rapport de Jung au présent, et de là au passé, prend un tour qui est loin d’obéir au seul retour à l’enfance tel qu’il caractérise initialement et classiquement la psychanalyse freudienne. Ce rapport apparaît au plus fort grossissement dans son traitement des fantasmes, fantaisies et créations diverses de la jeune femme qui l’occupe dans ses Métamorphoses et symboles de la libido. Ce qui là lui importe, c’est la difficulté actuelle de cette jeune femme - elle a dix-neuf ans - à faire place et à faire face aux événements intérieurs et extérieurs de son âge, et, de là, c’est le mouvement de régression que manifestent ses écrits vers des états antérieurs pourtant à l’évidence dépassés.

Cette régression, pour lui, relève bien sûr d’un attachement encore circonstanciel de cette jeune femme à sa mère, mais, plus encore, elle renvoie à l’attraction pour des inclusions et en définitive pour une indifférenciation où il reconnaît un mouvement de la libido qu’il explore au titre d’une problématique dont les maîtres mots sont l’inceste et le sacrifice [10].

Car, à l’occasion de ce mouvement de régression, c’est toute une promesse de jouissance qui réclame obstinément son dû, montre-t-il, portée qu’elle est par les expériences les plus fortes et les plus nourricières de la toute première enfance, et surtout, plus radicalement encore, par la nostalgie d’une participation perdue au monde même de la nature, une participation censément et idéalement sans histoire, hors le temps, qui rêve d’inclusion muette, animale, végétale même, voire plus élémentaire encore, jusqu’à la dissolution, dans les éléments les plus premiers de la mère-nature.

D’où, a contrario, montre-t-il à propos des poèmes et fantasmes de la jeune femme qu’il explore et analyse dans ces Métamorphoses et symboles de la libido, le thème qui hante ce livre tout au long : celui du héros. Ce thème, qui marque sa propre vie, notamment dans ses rapports avec Freud et les institutions de la psychanalyse, Jung ne cessera de le retravailler dans la suite de son œuvre, de sa plongée solitaire, sans repères ni recours, dans la « confrontation avec l’inconscient » à laquelle il se livrera de 1913 à 1916/1918, jusqu’à ses explorations passionnées, à partir de 1935/1936 et jusqu’à sa mort, en 1961, des aventures solitaires des alchimistes qu’il montrera aux prises dans leur laboratoire et leur oratoire avec une recherche engagée par eux à tâtons et hors des vérités hautement affirmées de l’Eglise du moment, en passant par son engagement, d’abord profondément ambivalent, puis enthousiaste et enfin apaisé, du côté des avancées libératrices et créatrices de Joyce dans son Ulysses que dans un de ses textes majeurs de psychanalyse de l’art il opposera en 1932 à la célébration par Freud de la figure exemplaire du Moïse de Michel-Ange [11]. Cette problématique cruciale du héros orientera l’ensemble de ses analyses critiques du christianisme et tout notamment de la geste du Christ. Dans la dynamique de ses élaborations conceptuelles, et par là dans l’orientation de ses perspectives de clinicien, elle trouvera sa meilleure expression dans ses dernière propositions sur les rapport du moi et du soi [12].
Quant à son insistance, dès ses premiers travaux après la rupture avec Freud, sur l’attention à porter sur les conflits du moment - il parle à ce propos d’Actualconflict -, il importe d’en souligner deux conséquences d’importance pour ce qui concerne ses positions théoriques, et surtout l’orientation de sa pratique clinique, puis de la psychanalyse après lui [13].

Tout d’abord, il ressort de ces travaux et de leurs relances ultérieures qu’il y va là d’une conception et d’une prise en compte de la libido qui, se trouvant à un certain moment dans une stase apparemment sans ouverture ou, le plus souvent, se heurtant à un conflit apparemment sans solution, se replie vers des vécus du passé largement dépassés à la fois fantasmatiques et très sensoriellement inscrits dans la mémoire du corps, et manifestement très en-deçà de son organisation en pulsions différenciées - ce qui, soit dit au passage, devrait aujourd’hui conduire à dépasser enfin le faux débat qui a si longtemps consisté à interpréter la problématique jungienne de la libido comme un refus devant la théorie freudienne de la sexualité, alors que cette dernière s’est elle-même creusée, transformée et différenciée comme on sait, depuis les travaux de Mélanie Klein notamment.

Ce repli devant l’épreuve de réalité s’avère, bien sûr, pour Jung, défensif autant que régressif, et il peut même se faire lourdement pathologique. Sauf que s’il est accompagné et analysé par le clinicien, il en vient à conflictualiser plus encore la situation actuelle de l’analysant, notamment dans les conditions mêmes de son travail clinique, en même temps que se trouve mobilisée sous une forme encore largement indifférenciée et donc d’expression souvent très archaïque une dynamique jusque là laissée en jachère, ou malmenée par l’histoire, qui peut renouveler l’abord même du présent en cours.

Ainsi la reviviscence d’un passé dépassé en même temps que l’activation d’une vie symbolique jusque là peu pratiquée et potentiellement créatrice peuvent se présenter comme un retour à des états et à une contenance censément hors de propos, mais ils peuvent être aussi bien un recours à un potentiel à la fois émotionnel et de représentation d’autant plus requis que le moi s’est progressivement figé dans une forme et une économie décidément en impasse et le plus souvent trop coûteuse pour le sujet lui-même ou pour son entourage - nous aurons à évoquer plus loin l’effet d’une telle radicalisation de la théorie de la libido sur le setting même de l’analyse.
D’où le second effet principal, dans la clinique jungienne et post-jungienne, de cet accent porté à la fois sur le conflit du moment et sur la régression en analyse : l’accompagnement et l’analyse du transfert s’en trouvent très directement affectés.

Jung, en effet, prendra progressivement acte du dépassement dès lors nécessaire d’une conception de la relation transférentielle qui la tiendrait trop exclusivement pour une occurrence offerte par les conditions du travail analytique à la projection répétitive de représentations et de choix d’objets précontraints par l’histoire antérieure du sujet. Et en 1946, il produira à ce propos un livre, d’accès il est vrai assez complexe, qui en prenant appui sur une série de gravures d’un grimoire alchimique du seizième siècle, s’attachera à explorer et à suivre ladite relation comme une affaire en cours, dont le cours, dans bien des cas -notamment dans ceux, très nombreux, que l’on convient aujourd’hui de qualifier de borderlines -, certes renvoie à des manques ou à des effets torves de l’histoire, mais aussi se présente comme l’expérience actuelle, souvent inespérée, et pas à pas ajustée, et par là même ouverte, d’un mode de rapport humain et de rapport à l’inconscient jusque là souvent non vécu, mais demandant à l’être [14].

Le transfert, alors, demande lui-même à être vécu, soutenu et reconnu comme une relation étrangement intime et nouvelle, de part et d’autre, de la part de l’analyste comme de celle de l’analysant, comme une histoire qui souvent n’a jamais eu lieu, et donc comme un processus ouvert et relativement aventureux - toujours de part et d’autre et, bien sûr, dans les conditions techniques et éthiques propres à la pratique de l’analyse -, dont on pourra chemin faisant, et surtout après coup, en fin d’analyse, prendre acte des aléas, fausses donnes et vraies découvertes, l’analyse du transfert consistant dès lors, pour une large part, à reconnaître ce chemin parcouru au cours de l’analyse tout en même temps que le sujet pouvait s’essayer à d’autres engagements dans le cours de sa vie par ailleurs.

Ici encore, comme pour le trop fréquent mauvais débat sur les rapports entre théorie jungienne de la libido et leçon freudienne sur la sexualité, le vocabulaire ordinairement utilisé dans les controverses entre les diverses traditions qui composent le mouvement psychanalytique demande à être revisité.

Ce vocabulaire en effet obture le questionnement dès lors qu’on oppose, comme c’est encore le cas notamment dans les milieux jungiens, la démarche « réductive », qui serait celle de Freud, à la démarche « téléologique », qui serait celle de Jung. Outre que le rapport au passé inauguré, pratiqué et enseigné par Freud ne saurait être enfermé dans un adjectif aussi évidemment péjoratif, voire dénonciateur, même si, à l’évidence, il y a dans la pensée de Freud l’attente d’un causalisme ou d’un étiologisme idéalement satisfaisant pour un esprit formé aux problématiques scientifiques de son temps, qualifier de « téléologique » la démarche de Jung - même s’il a lui-même à l’occasion utilisé ce terme -, c’est laisser entendre, pratiquement, qu’un discours, et même une option, ou encore un projet sur les fins lui serait connaturel.

Or il n’en est rien. La pensée et la pratique cliniques jungiennes, tout au contraire de se projeter ainsi dans un avenir attendu, ne peuvent être dites, à proprement parler, que prospectives en ce sens que par le recours, risqué d’ailleurs, au potentiel le plus archaïque de tout un chacun, elles créent au présent, dans le présent d’un processus en cours, notamment au titre de la relation transférentielle, les conditions d’un devenir encore à venir, et à mettre en œuvre, et par là même imprévisible autant qu’à proprement parler inconcevable.

En fait, si Jung entretient, dans le cours de son travail de clinicien comme dans sa fréquentation des mythes et des rites qui ont animé à leur manière d’autres temps de notre histoire collective, un rapport aux formations les plus archaïques qui ne cessent de nous hanter, à notre insu, du fond de notre plus lointain passé, c’est que pour ouvrir les voies d’un devenir en impasse, il cherche et trouve dans la mémoire enfouie de tout un chacun comme dans les mises en scène à la fois si parlantes, si prenantes et si énigmatiques apparemment dépassées des arts et des lettres, une expression dramatisée, et par là même émotionnellement mobilisatrice, des conflits les plus ordinaires, mais toujours singuliers, qu’il peut rencontrer chez ses patients - et dont il a lui-même, personnellement, dû faire l’expérience.

Car c’est un caractère constant de la démarche de Jung que de dramatiser, y compris délibérément, le rapport à l’inconscient. Cette dramatisation, on pourra même dire ce travail de dramatisation, qui se vit donc au présent, et qui organise le rapport au passé en même temps que l’engagement forcément incertain, mais renouvelé, dans le devenir, se traduit jusque dans le tour très particulier que prend sa pensée la plus conceptuelle.

Une problématique doublement dramatisée

Il est en effet frappant de constater que l’un des premiers textes principaux qu’on peut qualifier de vraiment jungiens produits par Jung en 1916, c’est-à-dire, rappelons-le, après le long temps de désarroi intense et dangereusement critique que lui ont valu sa rupture avec Freud et son exil de Vienne, est un texte tout entier organisé autour d’un double mouvement d’élaboration qu’il ne cessera de mettre ensuite en œuvre et de remettre en chantier de bien des façons dans ses écrits ultérieurs : le mouvement qui consiste à s’efforcer de comprendre (Jung utilise ici le terme allemand Verstehen) et celui qui s’avance sur un tout autre mode et qui consiste à mettre en forme, à donner une expression visuelle, plastique, voire chorégraphique, à ce à quoi on a à faire (il parle alors de Gestaltung) [15].

Lui-même d’ailleurs, au cours de ces années, puis à divers autres moments critiques de sa vie, se fait calligraphe, dessine, peint, sculpte la pierre, se livre à toutes sortes de jeux manuels de construction ou, à plus grande échelle, conçoit et réalise les différentes étapes de transformation de la maison d’abord en forme de tour où il passe, souvent en solitaire, une bonne partie de son temps, à Bollingen, au bord du lac de Zurich, tandis qu’il développe les recherches parfois terriblement érudites et travaille aux livres qu’il a dans le même temps en chantier [16].

Cette élaboration-là, qui tente de relier dans le même rythme et le même geste de réalisation manuelle, manufacturière, le plus souvent à tâtons, la mise en forme des représentations les plus inattendues et la mobilisation en même temps que la métabolisation des émotions et des affects qui leur sont liés, est ainsi étroitement associé au projet d’intelligence scientifique qui ce faisant est toujours le sien. De sorte que le travail de la forme matérielle, celui de l’affect et celui de la compréhension le cas échéant la plus conceptualisée, relève pour lui d’un même mouvement, actif, engagé, souvent longuement en suspens, en suspense, qui cherche la solution, et la résolution, d’une tension acceptée et pratiquée aussi longuement que nécessaire : la tension du rapport de forces qui naît de la difficulté où nous sommes dès lors que nous nous attachons à trouver, à créer, y compris dans le travail de la pensée, le meilleur rapport possible avec ce qui de nous-mêmes nous échappe, et pourtant nous anime, nous obsède, nous hante et nous structure, parfois à notre corps défendant - avec l’inconscient.

Le vocabulaire théorique de Jung, dès ces premiers temps de son expression, en sera marqué. Dans ce même texte, déjà, son vocabulaire le dit en termes tantôt presque guerriers - à propos des effets les plus brutaux et disruptifs de l’inconscient, il parle de Gegenwirkung, d’action contraire, ou, pour le moins, contrariante, pourrait-on dire, ou en termes plus apaisés et ouverts, il parle de Mitwirkung, ce qu’on pourrait traduire par coopération.
Et c’est dans le même esprit, à la fois de combat inopiné et de possible synergie, qu’il faut entendre le vocabulaire de la compensation, de la complémentarité, et de la contradiction, qu’on retrouvera ensuite tout au long de son œuvre théorique, ainsi que son appropriation, à partir des années quarante, des expressions latinisantes souvent très éristiques du lexique des alchimistes, celle notamment de contradictio ou de complexio oppositorum.

Il en découle qu’à aucun moment, il faut le souligner ici, la pensée de Jung ne cherchera à se faire métapsychologique, au sens freudien de ce terme. Sa problématique a ceci de particulier qu’elle ne vise pas à produire, à construire, à proprement parler, de « topiques ». Ce n’est pas son propos. Elle n’est pas faite pour qu’on se représente, dans la théorie, des « instances » du fonctionnement psychique, comme le voulait Freud.
Il en découle également que, quoi qu’on en dise, rien n’est plus étranger à Jung que la promesse d’une intégration, ou d’une perfection accomplies, qui peut tant faire rêver certains lecteurs manifestement trop pressés. Tout au contraire. Par les termes mêmes que nous venons d’évoquer, son vocabulaire théorique le plus constant renvoie constamment à l’évidence d’un déséquilibre, d’une tension et d’une incomplétude toujours recommencée [17].

D’autre part, à ce premier groupe de concepts qu’on peut qualifier de dynamiques, puisqu’ils disent des rapports de force ou de relative synergie - ceux de compensation, de complémentarité et de contradiction -, s’adjoint un second groupe de concepts qui s’inscrivent eux aussi dans le travail conjoint de compréhension et de mise en forme caractéristique de la démarche jungienne, mais qui dramatisent autrement encore le rapport à l’inconscient, en ceci qu’ils relèvent, quant à eux, d’une pensée expressément et délibérément imageante, et de là animée, voire même personnifiante.

Ainsi en est-il, au premier titre, de celui d’imago qu’il se forge et propose à partir de 1912, dans la foulée de sa lecture, très partagée d’ailleurs dans les cercles psychanalytiques de l’époque, du roman de l’écrivain suisse Carl Spitteler paru en 1906 [18]. Lorsque Jung, pour sa part, parle des imagos, c’est pour s’aider et aider son analysant à repérer ces figures du père, de la mère, du frère, de la sœur, qui se sont formées en chacun au fil et au gré de l’expérience qu’on a pu avoir des premiers protagonistes de la vie.

Des imagos qui peuplent l’univers de chacun, on peut dire, à le suivre, qu’elles sont mitoyennes entre le monde extérieur et son monde intérieur. Et que cette mitoyenneté fait qu’elles peuvent soit se projeter sur qui passe à sa portée et présente quelque parenté avec ses premiers proches, soit se retrouver, si elles sont assez bien circonscrites et assez bien reconnues - c’est une des fonctions du travail en analyse que d’y pourvoir -, sur une scène qu’on pourra alors qualifier d’intérieure.

Dans le premier cas on observera qu’elles s’obstinent, sans même qu’on y prenne trop garde, et la vie quotidienne, amoureuse ou professionnelle, manifestera alors quelque fâcheuse tendance à la répétition. Dans le second cas, si on se familiarise avec elles, si on les repère, reconnaît, fréquente, et si aussi on les jauge et on les juge, et si on en retrouve les premières occurrences par une suffisante réminiscence et reviviscence des moments les plus marquants de l’enfance, il se peut que certaines d’entre elles s’avèrent décidément obsolètes, et progressivement s’évanouissent, ou qu’elles restent pour mémoire, et même qu’elles changent, et manifestement se transforment.

De sorte que c’est un des plaisirs de l’analyse ainsi orientée, et animée, que de se familiariser avec les personnages qui ne manquent pas de hanter tout un chacun, de reconnaître de là plus justement la place et le rôle des premiers protagonistes de la vie, de décharger aussi quelque peu de projections indues l’entourage du moment, et surtout d’assister, de participer et de contribuer à la transformation ou à l’évolution de ce qu’on convient donc d’appeler l’univers intérieur, la scène intérieure, propre à chacun, puisqu’aussi bien chacun d’entre nous se trouve porteur de personnages, de paysages et d’histoires susceptibles de se faire évolutifs.

Des présences

Pourtant, à suivre Jung, ce travail-là ne saurait suffire. Il ne saurait suffire à mettre chacun dans le plus juste rapport, le plus ouvert aussi, avec la diversité et les ressources de sa vie intérieure, et par là de la vie symbolique. C’est ici que la pensée de Jung et la clinique jungienne se font le plus évidemment audacieuses. Et inattendues. Epistémologiquement. Et surtout pratiquement.
Car la façon qu’a Jung de prendre radicalement au sérieux la compétence de l’inconscient à la figuration, à la dramatisation, et à la symbolisation, a un autre effet encore, décisif, sur sa pratique de clinicien et sur sa pensée.
Voici en effet qu’au cours des années vingt, sa théorie s’anime encore plus étrangement que ci-devant [19]. De nouveaux concepts apparaissent alors - ceux de persona, d’anima, d’ombre, celui du soi -, qui se présentent d’abord comme d’étranges objets difficiles à identifier, tant ils sont figuratifs, expressément dramatisés, et, chose extrêmement curieuse et passablement inquiétante pour des concepts, si personnifiés qu’ils en sont quasi sexués.
Ici l’épistémologue s’étonne à nouveau. Et plus encore le clinicien freudien. Car enfin, a-t-on jamais vu des concepts aussi proches des expressions les plus spontanées, les plus autochtones, du travail inconscient lui-même ? Au point que ces concepts, aussi concepts qu’ils soient, se présentent comme des figures, vives, vivantes, imprévues, actives, comme des présences, quasi parlantes, et par là même tout directement interpellatrices…

Le moi, décidément, « n’est pas maître dans sa propre maison ». Freud, déjà, l’avait écrit dans son fameux article de 1917 intitulé, si justement, Une difficulté de la psychanalyse [20]. Laquelle difficulté, précisait-il, n’est pas qu’une une difficulté intellectuelle, mais tout autant, et surtout, une difficulté émotionnelle. Car voici que le moi, s’il s’engage dans cette voie maintenant ouverte par Jung à une rapport véritablement dialectique, et parfois même, on l’a vu, éristique, avec ce qui de l’inconscient se présente, non seulement se voit démis, dépris, de ses prétentions à la maîtrise en même temps que de ses représentations et valeurs idéales, héritées ou laborieusement construites, mais aussi il se trouve pris à partie, sommé de faire face et de se trouver une plus juste position dans sa confrontation [21] avec ce qui des contrebas de lui-même prend corps et figure, parfois même donne de la voix, cherchant à faire reconnaître ce qui d’abord ne se manifeste bien sûr que comme un dérangement, voire une intrusion, et qui n’en est pas moins l’expression d’un potentiel encore tenu en lisière, ou d’un devenir encore en jachère qu’il va falloir assumer et réaliser.

C’est dérangeant, à l’évidence. Et même humiliant, Freud l’a bien montré. Le moi l’apprend à ses dépens, dès lors qu’il s’ouvre à l’événement. Il peut s’y préparer. Mais il ne sait jamais sur quoi il va tomber, ni dans quel sens l’affaire peut tourner, et donc pas non plus de quel pas il va pouvoir poursuivre. D’autant qu’il apprend assez vite qu’il peut à tout moment être pris à revers, et perdre sa contenance, jusqu’à se trouver vraiment mis à mal, et sombrement défait - Jung parle à ce propos de Zerstückelung, ce qui signifie très concrètement et assez violemment « mise en morceaux » -, aux prises qu’il est avec les contradictions les plus vives, les plus dures, parfois les plus invivables et les plus explosives.

Le moi souffre en l’affaire. Il se défend. Il regarde ailleurs. Il n’en veut rien savoir. Ou il s’efforce de reprendre la main, reprenant l’événement à son compte pour mieux se rétablir et se garantir contre les déséquilibres qui menacent et les ouvertures qui s’esquissent et qui, à vrai dire, si on n’y prend pas garde, s’esquivent ou se referment aussitôt. L’exercice de la théorisation y compris de la théorisation en psychanalyse, peut servir à cette fin – notamment, et paradoxalement, disons-le au passage, dans les analyses de formation à la psychanalyse.

Sauf que l’affect, puis l’émotion, et de là le sentiment, qui, montre Jung, a ses propres poids et mesures, ses propres moyens d’évaluation, ne se le tiennent pas pour dit. Ils relancent à leur manière, insistante, la question, souvent cruciale, parfois vitale, que pose la rencontre de telle ou telle présence dans le cours de la vie ou sur la scène d’un rêve, ou dans une série de rêves, liée à tel incident ou accident de parcours, souvent répétitif, à tel souvenir souvent entr’aperçu mais trop peu revisité, ou à tel vécu mal reconnu dans le transfert.

Et le fait est qu’on peut prendre goût à cette démarche-là, jusqu’à la trouver passionnante, et passionnément stimulante, aussi aventureuse soit-elle. Car une dialectique, manifestement et délibérément animée, qui est donc toute une dynamique ponctuée de surprises, de rencontres, de découvertes successives et surtout de transformations en cours se met alors en jeu, dont le centre de gravité et l’axe de développement se trouvent dans cet ailleurs de nous-mêmes qui alors s’avère en effet largement autonome, et réellement autochtone, et qui, disais-je, nous échappe, mais aussi nous anime, nous structure, et nous oriente, tant bien que mal. Jung parle à ce propos du soi.

Une autre scène s’ouvre, qui, chose étrange - étrangement inquiétante, sans doute, mais étrangement heureuse aussi, découvre-t-on à s’avancer de ce pas, fût-ce à tâtons -, est aussi le lieu d’un renouvellement à la fois du rapport au passé et de l’engagement dans le présent, de sorte que l’avenir aussi s’ouvre alors bien différemment encore qu’on n’avait pu le prévoir ou le vouloir.
De la pratique clinique et de la pensée jungiennes, on pourra dire qu’elles sont une pratique clinique et une pensée décidément émergentistes. Ce qui ne manque pas de se traduire tout concrètement dans toute une série de caractères propres à une psychanalyse engagée avec ces attendus et dans cette perspective : on ne travaillera pas exactement de la même manière les rêves ou la fin de l’analyse, par exemple, pas plus que l’analyse du transfert, selon que l’on inscrit ou non sa pratique clinique dans la foulée de Jung.
Mais voyons plutôt ce qu’il en est dès lors de l’une des questions traditionnellement les plus discutée parmi les analystes, et dans le public, celle du dispositif même de l’analyse.

Divan, ou fauteuil ?

Il est notoire que Jung lui-même ne se servait pas de divan dans le cabinet de sa maison de Küsnacht, ni dans sa « tour » de Bollingen. A Küsnacht, attenant à son bureau qui lui servait aussi de bibliothèque, et où trônait un buste de Voltaire accueillant les visiteurs et les patients de son sourire sans complaisance [22], son cabinet n’offrait d’autre façon de se tenir qu’assise.
Il est notoire aussi que si les analystes jungiens d’aujourd’hui ne sont pas vraiment tous clinophiles, ou clinomanes, ne serait-ce que parce que les questions à prendre en compte à ce propos sont bien évidemment celles de l’histoire et de la structure de chacun ainsi que celle du moment où on se trouve dans le travail d’analyse, une large partie d’entre eux offrent à leurs analysants la possibilité de s’étendre sur un divan, ou en font leur ordinaire - ce qui est mon cas.

Enfin il est notoire que les analystes de formation freudienne savent aussi, du moins pour une bonne partie d’entre eux, adapter, ou plutôt ajuster les conditions de leur pratique en fonction de considérations analogues. Il s’en suit que la différence entre la pratique des uns et des autres par le mobilier, ou le dispositif, n’est plus aussi significative qu’aux origines.
Mais l’essentiel n’est pas là, bien sûr. La question en effet est de savoir si la position le cas échéant assise permet un travail qu’on pourra dire psychanalytique. A cette question, et au titre de ma formation et de ma pratique d’analyste jungien, je réponds oui, assurément.

A la condition, toutefois, et cette condition est expresse, que dans ce dispositif-là, il ne s’agisse pas d’un « face-à-face ». Que ce qu’on convient d’appeler un « face-à-face » n’en soit pas un. C’est-à-dire à la condition que, quelle que soit la disposition des lieux et des personnes, entre l’analysant et l’analyste s’ouvre un espace tiers, un espace d’émergence. L’espace d’un processus en cours, d’un work in process.
A condition donc que l’inconscient soit là, en tiers, auquel l’un et l’autre, l’analysant et l’analyste, porteront leur attention, chacun pour sa part, du bord qui est le sien. Une attention surprise, et interrogative, exploratoire, de reconnaissance étonnée, d’accompagnement et de confrontation.
Cette notion - en fait cette expérience - du tiers, généralement exclu et, quand il vient à se manifester, toujours imprévisible, est au cœur de la pensée et de la pratique clinique de Jung, comme en témoigne notamment