Christian Gaillard
La psychanalyse, à l’évidence, n’est plus ce qu’elle était.
En témoignent les récentes publications les plus importantes qui se proposent de présenter et d’explorer de l’intérieur la configuration des problématiques en la matière. Si le Vocabulaire de la Psychanalyse de Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis s’en tient, pour l’essentiel de son corpus et dans la plupart de ses analyses, aux textes de Freud, le Dictionnaire de la Psychanalyse d’Elisabeth Roudinesco et Michel Plon dénombre, présente et discute six grands « courants » ou grandes « composantes » du mouvement psychanalytique – l’annafreudisme, le kleinisme, l’Ego Psychology, les Indépendants, la Self Psychology et le lacanisme – , tandis que le tout récent Dictionnaire International de la Psychanalyse d’Alain de Mijolla, pour sa part, élargit le champ et ouvre également ses colonnes à des analystes qui se réclament de Carl Gustav Jung, d’Alfred Adler, de Sandor Ferenczi ou de Françoise Dolto, et qui ont été chargés de présenter eux-mêmes dans cet ouvrage les concepts, les personnalités marquantes, les œuvres et les institutions du courant dont ils relèvent [[ J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1967, E. Roudinesco et M. Plon, Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Fayard, 1997, not. à l’article « Freudisme », p. 361-363, Dictionnaire international de la psychanalyse, A. de Mijolla éd., Paris, Calmann-Lévy, 2002, avec 25 entrées pour la « psychologie analytique » jungienne.]].
La psychanalyse est donc aujourd’hui plurielle. Mais depuis quand l’est-elle ? Depuis 1911-1912 au moins. Depuis la publication, dans le Jahrbuch für psychoanalytische und psychopathologische Forschungen, puis chez Deuticke à Vienne et Leipzig, de Wandlungen und Symbole der Libido, de Métamorphoses et symboles de la libido[[ C. G. Jung, Métamorphoses et symboles de la libido, Paris Montaigne, 1927, un ouvrage aujourd’hui difficile à trouver, la traduction française publiée sous le titre Métamorphoses de l’âme et ses symboles, Genève, Georg, 1973 correspondant en fait à son édition largement remaniée par Jung en 1952 et intitulée alors par lui Symbole der Wandlung.]].
Depuis que Jung, pour mieux analyser et comprendre les émois amoureux à peine avoués d’une jeune femme un peu trop riche et trop poète pour s’engager vraiment dans la vie qui se présentait à elle, s’est lancé à en perdre le souffle dans l’exploration d’une foule de mythes, de rites et de récits de provenance diverses mettant en scène des situations étrangement apparentées à celles que cette jeune femme avait tant de mal à affronter [[ Cf. Ch. Gaillard, Jung, Paris, PUF, coll. “Que sais-je ?”, 3ème édition 2001, notamment chap. III et IV. Ce livre est traduit dans plusieurs langues.]].
Ce livre marquera comme on sait sa rupture avec Freud et avec les organisations freudiennes. Une rupture pour lui sans appel ni retour au bercail. Le 27 octobre 1913, il donnera sa démission de rédacteur en chef du Jahrbuch, et le 20 avril 1914, à la veille de la guerre, de la présidence de l’Association Internationale de Psychanalyse, que la section de Zurich quittera avec lui en juillet de la même année [[ Cf. H. F. Ellenberger, Histoire de la découverte de l’inconscient, Paris, Fayard, 1994.]].
Mais cette rupture date-t-elle vraiment de 1911-1912 ? Ne serait-ce pas plutôt de 1910 ? Le 17 juin 1910, en effet, Jung, qui venait de recevoir de Freud son Souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, lui écrivit à Vienne tout aussitôt pour lui faire part de sa première réaction à la lecture de cette essai : « (Votre) Léonard est merveilleux, déclare-t-il dans cette lettre. [Je l’ai ] immédiatement lu en entier et je le reprendrai bientôt encore une fois. La transition au mythologique ressort de cet écrit avec une nécessité interne ». Et il ajoute, ce qui n’a sans doute pas manqué de laisser Freud quelque peu rêveur : « C’est en réalité le premier de vos écrits aux lignes directrices internes duquel j’ai a priori le sentiment de m’associer pleinement » [[S. Freud, C. G. Jung, Correspondance, vol. II, Paris, Gallimard, 1975, p. 65.]].
Sa réaction à la lecture de cet essai est donc tout d’abord enthousiaste. Sauf qu’on ne manque pas d’être un peu surpris quand on lit que parmi les écrits de Freud jusqu’alors, celui-ci serait « le premier » auquel il a le sentiment de d’associer pleinement… Sauf, surtout, que de là il en vient à écrire cette phrase tout autrement troublante encore : « J’aimerais bien en rester plus longtemps à ces impressions – et poursuivre en paix les pensées qui se développent en longue suite à partir de là ».
Des pensées se développent en longue suite à partir de là, écrit-il. Voici donc que la pensée, que des pensées, encore largement inconscientes à ce qu’il semble, émergent, menacent d’émerger, dont on se doute bien qu’elles vont bientôt troubler le bon ordre de la psychanalyse. Un ordre pourtant déjà bien établi. Faut-il rappeler qu’en 1910 les Etudes sur l’hystérie, la Traumdeutung, la Psychopathologie de la vie quotidienne, les Trois essais sur la sexualité, qui constituent le socle de la psychanalyse freudienne, ont déjà été publiés ? Et que le mouvement psychanalytique est déjà solidement institué, sous l’autorité de son père fondateur – avec Jung en bonne place dans cette organisation, une place de fils privilégié, de « dauphin » escompté, puis adoubé et chargé des fonctions les plus centrales dans les institutions de la psychanalyse.
Qu’est-ce à dire ? Sinon que l’inconscient, çà pense. Et de façon largement autonome. A son propre rythme. Assez souvent à notre insu. Et, surtout, à sa manière. Reste à s’y rendre attentif. A y faire place. Et, bien sûr à y mettre la main – je veux dire la plume, et donc des mots. Des mots. Mais pas seulement : on peut penser, du moins contenir sa pensée et lui donner forme par des images aussi bien.
Freud, à vrai dire, le savait bien. Il a même été le premier à le savoir. Et à le faire savoir, quand il a parlé, dès 1900, dès son Interprétation des rêves, de la nécessité de prendre en compte le travail de figuration propre au travail inconscient : « Rücksicht auf Darstellbarkeit », écrit-il – ce qu’on traduit aujourd’hui un peu lourdement en français par « prise en considération de la figurabilité ».
Ce qui signifie, à lire Freud, que le travail du rêve consiste tout notamment à former des images, à les mettre en scène, à les dramatiser, jusqu’à rendre perceptible, représentable, et de là reconnaissable, et en définitive vivable, pour autant que faire se peut, précisément ce qu’on ne voulait pas savoir, ni reconnaître. Freud à ce propos parlera lui-même des « pensées du rêve » – des « pensées », montre-t-il, qu’on peut apprendre à approcher, à rejoindre, à recevoir, et même à comprendre[[ S. Freud, L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1950, p. 207 not.]].
Or le travail inconscient, ou, plus exactement, le rapport à ce travail, l’expérience du rapport au travail inconscient, tel est bien le cœur, le fondement et l’axe, de toute psychanalyse.
De la psychanalyse, on pourra dire qu’elle a pour objet non pas, à proprement parler, quitte à contredire le premier projet de Freud, son Projet scientifique en 1895, le fonctionnement psychique, mais le rapport à l’inconscient. Le propre de la psychanalyse, c’est de créer un rapport réglé, théorisé et le cas échéant thérapeutique avec l’inconscient.
Avec toutefois, et tout aussitôt, cette remarque : il y a, en psychanalyse, diverses façons de pratiquer et de penser le rapport à l’inconscient. Il y a divers types de pensée en psychanalyse. C’est-à-dire que ce qui distingue, et oppose entre elles les différentes traditions qui composent le mouvement psychanalytique ne porte pas tant sur telle ou telle condition de son exercice – l’usage ou non du divan, par exemple, une question au demeurant des plus cruciales sur laquelle il faudra revenir -, mais bien sur l’essentiel : nous ne pratiquons pas, et nous ne pensons pas le rapport à l’inconscient de la même manière selon que nous sommes freudiens, kleiniens, lacaniens, jungiens, ou d’autres sortes encore d’analystes. Tout notamment, la pratique clinique et la pensée de Jung ne sont pas celles de Freud. Voyons de plus près.
Un autre point de départ et un autre point de vue
C’est Freud, avons-nous rappelé, qui, le premier, a parlé de régression, de figuration, de dramatisation et de symbolisation à propos du travail du rêve. Mais voilà que Jung, dans la foulée de ses propres travaux à Zurich, en viendra à creuser sous la leçon freudienne. A la creuser en sous-œuvre, à partir de sa propre expérience en la matière, expérience auto-clinique et expérience de clinicien, au risque de mettre en péril l’édifice si patiemment, et , il faut le dire, si jalousement construit par Freud.
Une des conséquences, majeures, de son avancée, et de son travail, c’est une sorte de renversement de point de vue, à la fois pratique et épistémologique, quant au rapport à l’inconscient. A suivre Jung, à suivre la voie qu’il a ouverte à la psychanalyse, l’inconscient en effet n’est plus appréhendé et conçu au seul titre du refoulement – refoulement de la sexualité, et de la sexualité infantile au premier titre, et refoulement originaire -. Il est reçu, observé, et surtout pratiqué, dans une position d’étonnement, une position surprise, d’accueil, et d’accompagnement, qui le tient pour premier, initial et toujours recommencé, largement autonome, et surtout radicalement autochtone, c’est-à-dire vivant largement de sa propre vie, et à partir de son propre fonds.
De sorte que la surprise dont nous venons de parler et la problématique qui s’en suit
ne porteront pas tant, avec lui et après lui sur les conditions dans lesquelles de l’inconscient se trouve produit – ce à quoi s’attache la problématique freudienne du refoulement -, mais aussi bien, et bien plutôt, sur le fait que, de là, à partir de l’inconscient, émerge de la conscience, et naisse quelqu’un, quelqu’une : un sujet, singulier, aux prises avec ce dans quoi il était pris, et est toujours assez largement pris, assujetti, du fait de l’histoire dont il provient, d’ailleurs largement transgénérationnelle, mais avec quoi il peut aussi s’expliquer, et se mesurer, au fil de l’histoire qui avance, et qu’il a à faire avancer.
L’attention en psychanalyse, avec et après Jung, portera sur le devenir-conscient, tout autant et bien plutôt que sur le devenir-inconscient. Ce qui, de fait, constitue un renversement, une révolution à la fois clinique et épistémologique en psychanalyse, dont un des effets est que l’inconscient, dès lors, est pris en compte comme une affaire en cours, qui s’avance et qui s’impose, avec sa consistance et son insistance propres, largement à notre insu, disais-je, en obéissant à une organisation qui lui est propre : c’est une des caractères marquants de la problématique jungienne que d’appréhender l’inconscient et de tenter d’en rendre compte en termes à la fois de processus et de structures. Ce que nous aurons à préciser plus loin.
Jung, à vrai dire, s’y emploie déjà bien avant 1911-1912, et avant même cette année 1910 où la lecture de l’essai de Freud sur Léonard le laissera si étrangement pensif. Il s’y emploie dès l’année 1900, avant donc sa première découverte des écrits de Freud et sa rencontre avec lui, lorsqu’assistant d’Eugen Bleuler à la célèbre clinique psychiatrique universitaire du Burghölzli à Zurich, il se lance avec lui dans ses Recherches expérimentales sur les associations [[ Cf. ses Experimentielle Untersuchungen dans le volume II de ses Gesammelte Werke, 20 volumes dont un de bibliographie et un autre d’index publiés par le Rascher Verlag à Zurich et Stuttgart et le Walter Verlag à Olten. La trad. anglaise dite des Collected Works chez Routledge and Kegan à Londres et Princeton University Press obéit à la même organisation chronologique et thématique. En français, les éditions Albin Michel ont entrepris la publication complète de ses œuvres, mais dans un ordre différent.]].
Ces recherches obéissent pour l’essentiel à un protocole très simple : il s’agit de répondre aussi immédiatement que possible à un mot inducteur, choisi arbitrairement, par un autre mot, dont évidemment on prend note, tandis qu’est mesuré le temps qui s’écoule avant l’énonciation du mot induit et que se trouvent également mesurées, le cas échéant, diverses réactions physiques concomitantes.
Les résultats ainsi obtenus mettent en évidence que le moindre mot, le plus anodin, peut nous toucher au plus vif, de la façon la plus inattendue, et sans guère de contrôle possible, constellant autour de lui tout un ensemble d’autres mots et images qui lui sont apparentés, tout un champ sémantique et tout un ensemble de représentations et de réactions qui constituent en fait l’univers intérieur propre à chacun de nous tel qu’il s’est formé, largement à notre insu, et souvent à notre corps défendant, au gré de notre histoire, une histoire qu’aussi bien nous avons oubliée, ou voulu oublier.
Ce que Jung découvre et met en évidence dans ses études sur les associations de mots, ce sont donc les effets incontrôlés, et le plus souvent perturbateurs, de ce qu’il appelle dès alors les « complexes à haute charge émotionnelle » (gefühlsbetonte Complexe). Il s’agit là , montre-t-il, d’ensembles, de nœuds, de concrétions, de condensations de représentations fortement liées entre elles et nouées autour d’un point sensible, surchargé émotionnellement, où se rassemble et se condense le souvenir souvent inconscient d’un moment de vie particulièrement marquant. Ces « complexes » relèvent d’un fonctionnement psychique très sensorialisé, si radicalement infra-verbal, presqu’organique en fait, si réfractaire à toute maîtrise, si obstiné, et souvent si répétitif, qu’on ne peut, en somme, que les observer sur le vif, ou les repérer à leurs effets, et les suivre à la trace, aux traces, aux marques qu’ils laissent dans l’histoire d’une vie.
On voit par là que ce qui d’emblée mobilise la recherche et la réflexion de Jung, c’est la réalité vive, active, organisatrice, de nos représentations, de nos relations et de nos comportements. Une réalité étonnamment agissante, effective, et si efficiente qu’il se plaira tout au long de son œuvre à utiliser à ce propos le terme allemand Wirklichkeit, lui-même très actif, tout autrement actif que celui de Realität. Mais une réalité souvent dissociée aussi, et même potentiellement dissociatrice, qui fait de l’univers intérieur de tout un chacun ce qu’il est, dans sa singularité, avec la susceptibilité, les dispositions, le goût, les attentes, les élans, les peurs ou refus, et les représentations qui lui sont propres en fonction de ce qu’il a vécu, de longue date, et chemin faisant.
Or ces travaux expérimentaux sur les associations et les « complexes » viennent recouper et étayer ses observations de jeune psychiatre, qui elles-mêmes le conduiront à reconsidérer dans une perspective à la fois phénoménologique et psychogénétique ce qu’on appelait encore la « démence précoce », et que sous l’impulsion de Bleuler et la sienne on qualifiera désormais de « schizophrénie ».
L’observation, là, d’expérimentale se fait évidemment clinique, et ses conclusions quant à la forte autonomie des « complexes » l’amènent à considérer la psyché en psychopathologue et plus généralement en psychologue et clinicien comme un univers généralement fragmenté, composé d’unités parcellaires susceptibles de mettre à mal la suprématie et le désir d’unité du moi, lequel est ainsi lui-même considéré comme un « complexe » aux prises avec bien d’autres, et toujours menacé [[Cf. Le volume I des Gesammelte Werke ou des Collected Works, et en français, Psychogénèse des maladies mentales, Paris, Albin Michel, 2001. Après ses premiers travaux de 1900 à 1908 en psychiatrie, un deuxième groupe de travaux dans le même champ s’étend de 1914 à 1939, enfin on trouve ses dernières réflexions en la matière dans ses livres et articles des années 50.]].
Telle est l’acquis avec lequel Jung découvre, puis rencontre Freud et s’associe à son mouvement. Il souligne la portée de la Traunmdeutung dès sa parution, se faisant l’ardent défenseur de Freud sur la scène internationale d’une psychiatrie alors plus que réticente, et surtout le rejoignant pour conforter les positions de la jeune psychanalyse par les données réunies avec ses propres moyens d’observation et d’étude tant dans son laboratoire de psychologie expérimentale que dans ses travaux de psychiatre en milieu hospitalier. Pour l’un comme pour l’autre, pour Jung comme pour Freud, il est en effet bien clair, et d’emblée, que la mémoire est étroitement dépendante de la charge émotionnelle qui affecte nos représentations en fonction de notre histoire, et donc que l’oubli est largement un effet du refoulement. Jung d’ailleurs accuse le trait en inscrivant pendant un temps ses travaux dans une perspective possiblement criminologique, tant il lui paraît évident qu’il y va là de la recherche et de la découverte d’une vérité dont on voudrait aussi bien ne plus rien savoir, et qu’on voudrait pouvoir cacher.
Au demeurant, il continue de s’avancer dans sa propre foulée. Ainsi, à ce moment de sa vie et de son oeuvre, l’étude des « complexes » pourrait bien être, pour lui, tout comme le rêve et peut-être plus encore, la « voie royale » vers l’inconscient. De sorte qu’une lecture attentive, et surtout rétrospective des travaux dès cette époque, et aussi celle de sa correspondance passionnée avec Freud de 1906 à 1914 [[S. Freud, C. G. Jung, Correspondance, 2 vol., Paris, Gallimard, 1975.]], fait apparaître de sensibles différences d’accents, et surtout de points de vue, de perspectives, et enfin de modes de travail clinique, qui font l’écart entre la démarche qui sera ensuite la sienne et celle de Freud, puis, de nos jours, entre la psychanalyse jungienne et la psychanalyse freudienne.
Présent, passé et devenir
On voit en effet assez vite que le rapport de Jung au présent, et de là au passé, prend un tour qui est loin d’obéir au seul retour à l’enfance tel qu’il caractérise initialement et classiquement la psychanalyse freudienne. Ce rapport apparaît au plus fort grossissement dans son traitement des fantasmes, fantaisies et créations diverses de la jeune femme qui l’occupe dans ses Métamorphoses et symboles de la libido. Ce qui là lui importe, c’est la difficulté actuelle de cette jeune femme – elle a dix-neuf ans – à faire place et à faire face aux événements intérieurs et extérieurs de son âge, et, de là, c’est le mouvement de régression que manifestent ses écrits vers des états antérieurs pourtant à l’évidence dépassés.
Cette régression, pour lui, relève bien sûr d’un attachement encore circonstanciel de cette jeune femme à sa mère, mais, plus encore, elle renvoie à l’attraction pour des inclusions et en définitive pour une indifférenciation où il reconnaît un mouvement de la libido qu’il explore au titre d’une problématique dont les maîtres mots sont l’inceste et le sacrifice [[Cf. Geneviève Guy-Gillet, « Inceste et sacrifice », in C. G. Jung, Paris, L’Herne, 1984. ]].
Car, à l’occasion de ce mouvement de régression, c’est toute une promesse de jouissance qui réclame obstinément son dû, montre-t-il, portée qu’elle est par les expériences les plus fortes et les plus nourricières de la toute première enfance, et surtout, plus radicalement encore, par la nostalgie d’une participation perdue au monde même de la nature, une participation censément et idéalement sans histoire, hors le temps, qui rêve d’inclusion muette, animale, végétale même, voire plus élémentaire encore, jusqu’à la dissolution, dans les éléments les plus premiers de la mère-nature.
D’où, a contrario, montre-t-il à propos des poèmes et fantasmes de la jeune femme qu’il explore et analyse dans ces Métamorphoses et symboles de la libido, le thème qui hante ce livre tout au long : celui du héros. Ce thème, qui marque sa propre vie, notamment dans ses rapports avec Freud et les institutions de la psychanalyse, Jung ne cessera de le retravailler dans la suite de son œuvre, de sa plongée solitaire, sans repères ni recours, dans la « confrontation avec l’inconscient » à laquelle il se livrera de 1913 à 1916/1918, jusqu’à ses explorations passionnées, à partir de 1935/1936 et jusqu’à sa mort, en 1961, des aventures solitaires des alchimistes qu’il montrera aux prises dans leur laboratoire et leur oratoire avec une recherche engagée par eux à tâtons et hors des vérités hautement affirmées de l’Eglise du moment, en passant par son engagement, d’abord profondément ambivalent, puis enthousiaste et enfin apaisé, du côté des avancées libératrices et créatrices de Joyce dans son Ulysses que dans un de ses textes majeurs de psychanalyse de l’art il opposera en 1932 à la célébration par Freud de la figure exemplaire du Moïse de Michel-Ange[[ Cf. Ch. Gaillard, « Ulysse et Moïse », Cahiers de psychologie de l’art et de la culture, ENSBA, n° 3, printemps 1978 et n° 5, automne 1979, et « Analyse ou syncope », Cahiers Jungiens de Psychanalyse, n° 67, 1990. ]]. Cette problématique cruciale du héros orientera l’ensemble de ses analyses critiques du christianisme et tout notamment de la geste du Christ. Dans la dynamique de ses élaborations conceptuelles, et par là dans l’orientation de ses perspectives de clinicien, elle trouvera sa meilleure expression dans ses dernière propositions sur les rapport du moi et du soi [[Cf. notamment son Aïon. Etudes sur la phénoménologie du soi (1951), Paris, Albin Michel, 1983.]].
Quant à son insistance, dès ses premiers travaux après la rupture avec Freud, sur l’attention à porter sur les conflits du moment – il parle à ce propos d’Actualconflict -, il importe d’en souligner deux conséquences d’importance pour ce qui concerne ses positions théoriques, et surtout l’orientation de sa pratique clinique, puis de la psychanalyse après lui [[S. Delord-Kacirek, « Aux origines de la théorie jungienne de la régression », Cahiers Jungiens de Psychanalyse, n° 47, 1985.]].
Tout d’abord, il ressort de ces travaux et de leurs relances ultérieures qu’il y va là d’une conception et d’une prise en compte de la libido qui, se trouvant à un certain moment dans une stase apparemment sans ouverture ou, le plus souvent, se heurtant à un conflit apparemment sans solution, se replie vers des vécus du passé largement dépassés à la fois fantasmatiques et très sensoriellement inscrits dans la mémoire du corps, et manifestement très en-deçà de son organisation en pulsions différenciées – ce qui, soit dit au passage, devrait aujourd’hui conduire à dépasser enfin le faux débat qui a si longtemps consisté à interpréter la problématique jungienne de la libido comme un refus devant la théorie freudienne de la sexualité, alors que cette dernière s’est elle-même creusée, transformée et différenciée comme on sait, depuis les travaux de Mélanie Klein notamment.
Ce repli devant l’épreuve de réalité s’avère, bien sûr, pour Jung, défensif autant que régressif, et il peut même se faire lourdement pathologique. Sauf que s’il est accompagné et analysé par le clinicien, il en vient à conflictualiser plus encore la situation actuelle de l’analysant, notamment dans les conditions mêmes de son travail clinique, en même temps que se trouve mobilisée sous une forme encore largement indifférenciée et donc d’expression souvent très archaïque une dynamique jusque là laissée en jachère, ou malmenée par l’histoire, qui peut renouveler l’abord même du présent en cours.
Ainsi la reviviscence d’un passé dépassé en même temps que l’activation d’une vie symbolique jusque là peu pratiquée et potentiellement créatrice peuvent se présenter comme un retour à des états et à une contenance censément hors de propos, mais ils peuvent être aussi bien un recours à un potentiel à la fois émotionnel et de représentation d’autant plus requis que le moi s’est progressivement figé dans une forme et une économie décidément en impasse et le plus souvent trop coûteuse pour le sujet lui-même ou pour son entourage – nous aurons à évoquer plus loin l’effet d’une telle radicalisation de la théorie de la libido sur le setting même de l’analyse.
D’où le second effet principal, dans la clinique jungienne et post-jungienne, de cet accent porté à la fois sur le conflit du moment et sur la régression en analyse : l’accompagnement et l’analyse du transfert s’en trouvent très directement affectés.
Jung, en effet, prendra progressivement acte du dépassement dès lors nécessaire d’une conception de la relation transférentielle qui la tiendrait trop exclusivement pour une occurrence offerte par les conditions du travail analytique à la projection répétitive de représentations et de choix d’objets précontraints par l’histoire antérieure du sujet. Et en 1946, il produira à ce propos un livre, d’accès il est vrai assez complexe, qui en prenant appui sur une série de gravures d’un grimoire alchimique du seizième siècle, s’attachera à explorer et à suivre ladite relation comme une affaire en cours, dont le cours, dans bien des cas -notamment dans ceux, très nombreux, que l’on convient aujourd’hui de qualifier de borderlines -, certes renvoie à des manques ou à des effets torves de l’histoire, mais aussi se présente comme l’expérience actuelle, souvent inespérée, et pas à pas ajustée, et par là même ouverte, d’un mode de rapport humain et de rapport à l’inconscient jusque là souvent non vécu, mais demandant à l’être [[ C. G. Jung, Psychologie du transfert (1946), Paris, Albin Michel, 1980.]].
Le transfert, alors, demande lui-même à être vécu, soutenu et reconnu comme une relation étrangement intime et nouvelle, de part et d’autre, de la part de l’analyste comme de celle de l’analysant, comme une histoire qui souvent n’a jamais eu lieu, et donc comme un processus ouvert et relativement aventureux – toujours de part et d’autre et, bien sûr, dans les conditions techniques et éthiques propres à la pratique de l’analyse -, dont on pourra chemin faisant, et surtout après coup, en fin d’analyse, prendre acte des aléas, fausses donnes et vraies découvertes, l’analyse du transfert consistant dès lors, pour une large part, à reconnaître ce chemin parcouru au cours de l’analyse tout en même temps que le sujet pouvait s’essayer à d’autres engagements dans le cours de sa vie par ailleurs.
Ici encore, comme pour le trop fréquent mauvais débat sur les rapports entre théorie jungienne de la libido et leçon freudienne sur la sexualité, le vocabulaire ordinairement utilisé dans les controverses entre les diverses traditions qui composent le mouvement psychanalytique demande à être revisité.
Ce vocabulaire en effet obture le questionnement dès lors qu’on oppose, comme c’est encore le cas notamment dans les milieux jungiens, la démarche « réductive », qui serait celle de Freud, à la démarche « téléologique », qui serait celle de Jung. Outre que le rapport au passé inauguré, pratiqué et enseigné par Freud ne saurait être enfermé dans un adjectif aussi évidemment péjoratif, voire dénonciateur, même si, à l’évidence, il y a dans la pensée de Freud l’attente d’un causalisme ou d’un étiologisme idéalement satisfaisant pour un esprit formé aux problématiques scientifiques de son temps, qualifier de « téléologique » la démarche de Jung – même s’il a lui-même à l’occasion utilisé ce terme -, c’est laisser entendre, pratiquement, qu’un discours, et même une option, ou encore un projet sur les fins lui serait connaturel.
Or il n’en est rien. La pensée et la pratique cliniques jungiennes, tout au contraire de se projeter ainsi dans un avenir attendu, ne peuvent être dites, à proprement parler, que prospectives en ce sens que par le recours, risqué d’ailleurs, au potentiel le plus archaïque de tout un chacun, elles créent au présent, dans le présent d’un processus en cours, notamment au titre de la relation transférentielle, les conditions d’un devenir encore à venir, et à mettre en œuvre, et par là même imprévisible autant qu’à proprement parler inconcevable.
En fait, si Jung entretient, dans le cours de son travail de clinicien comme dans sa fréquentation des mythes et des rites qui ont animé à leur manière d’autres temps de notre histoire collective, un rapport aux formations les plus archaïques qui ne cessent de nous hanter, à notre insu, du fond de notre plus lointain passé, c’est que pour ouvrir les voies d’un devenir en impasse, il cherche et trouve dans la mémoire enfouie de tout un chacun comme dans les mises en scène à la fois si parlantes, si prenantes et si énigmatiques apparemment dépassées des arts et des lettres, une expression dramatisée, et par là même émotionnellement mobilisatrice, des conflits les plus ordinaires, mais toujours singuliers, qu’il peut rencontrer chez ses patients – et dont il a lui-même, personnellement, dû faire l’expérience.
Car c’est un caractère constant de la démarche de Jung que de dramatiser, y compris délibérément, le rapport à l’inconscient. Cette dramatisation, on pourra même dire ce travail de dramatisation, qui se vit donc au présent, et qui organise le rapport au passé en même temps que l’engagement forcément incertain, mais renouvelé, dans le devenir, se traduit jusque dans le tour très particulier que prend sa pensée la plus conceptuelle.
Une problématique doublement dramatisée
Il est en effet frappant de constater que l’un des premiers textes principaux qu’on peut qualifier de vraiment jungiens produits par Jung en 1916, c’est-à-dire, rappelons-le, après le long temps de désarroi intense et dangereusement critique que lui ont valu sa rupture avec Freud et son exil de Vienne, est un texte tout entier organisé autour d’un double mouvement d’élaboration qu’il ne cessera de mettre ensuite en œuvre et de remettre en chantier de bien des façons dans ses écrits ultérieurs : le mouvement qui consiste à s’efforcer de comprendre (Jung utilise ici le terme allemand Verstehen) et celui qui s’avance sur un tout autre mode et qui consiste à mettre en forme, à donner une expression visuelle, plastique, voire chorégraphique, à ce à quoi on a à faire (il parle alors de Gestaltung)[[ C. G. Jung, « La fonction transcendante » (1916), in L’âme et le soi, Paris, Albin Michel, 1990. ]].
Lui-même d’ailleurs, au cours de ces années, puis à divers autres moments critiques de sa vie, se fait calligraphe, dessine, peint, sculpte la pierre, se livre à toutes sortes de jeux manuels de construction ou, à plus grande échelle, conçoit et réalise les différentes étapes de transformation de la maison d’abord en forme de tour où il passe, souvent en solitaire, une bonne partie de son temps, à Bollingen, au bord du lac de Zurich, tandis qu’il développe les recherches parfois terriblement érudites et travaille aux livres qu’il a dans le même temps en chantier [[Cf. A. Jaffé éd., Bild und Wort, Olten und Freiburg in Breisgau, Walter Verlag, 1978, et Ch. Gaillard, Le musée imaginaire de Carl Gustav Jung, Paris, Stock, 1998.]].
Cette élaboration-là, qui tente de relier dans le même rythme et le même geste de réalisation manuelle, manufacturière, le plus souvent à tâtons, la mise en forme des représentations les plus inattendues et la mobilisation en même temps que la métabolisation des émotions et des affects qui leur sont liés, est ainsi étroitement associé au projet d’intelligence scientifique qui ce faisant est toujours le sien. De sorte que le travail de la forme matérielle, celui de l’affect et celui de la compréhension le cas échéant la plus conceptualisée, relève pour lui d’un même mouvement, actif, engagé, souvent longuement en suspens, en suspense, qui cherche la solution, et la résolution, d’une tension acceptée et pratiquée aussi longuement que nécessaire : la tension du rapport de forces qui naît de la difficulté où nous sommes dès lors que nous nous attachons à trouver, à créer, y compris dans le travail de la pensée, le meilleur rapport possible avec ce qui de nous-mêmes nous échappe, et pourtant nous anime, nous obsède, nous hante et nous structure, parfois à notre corps défendant – avec l’inconscient.
Le vocabulaire théorique de Jung, dès ces premiers temps de son expression, en sera marqué. Dans ce même texte, déjà, son vocabulaire le dit en termes tantôt presque guerriers – à propos des effets les plus brutaux et disruptifs de l’inconscient, il parle de Gegenwirkung, d’action contraire, ou, pour le moins, contrariante, pourrait-on dire, ou en termes plus apaisés et ouverts, il parle de Mitwirkung, ce qu’on pourrait traduire par coopération.
Et c’est dans le même esprit, à la fois de combat inopiné et de possible synergie, qu’il faut entendre le vocabulaire de la compensation, de la complémentarité, et de la contradiction, qu’on retrouvera ensuite tout au long de son œuvre théorique, ainsi que son appropriation, à partir des années quarante, des expressions latinisantes souvent très éristiques du lexique des alchimistes, celle notamment de contradictio ou de complexio oppositorum.
Il en découle qu’à aucun moment, il faut le souligner ici, la pensée de Jung ne cherchera à se faire métapsychologique, au sens freudien de ce terme. Sa problématique a ceci de particulier qu’elle ne vise pas à produire, à construire, à proprement parler, de « topiques ». Ce n’est pas son propos. Elle n’est pas faite pour qu’on se représente, dans la théorie, des « instances » du fonctionnement psychique, comme le voulait Freud.
Il en découle également que, quoi qu’on en dise, rien n’est plus étranger à Jung que la promesse d’une intégration, ou d’une perfection accomplies, qui peut tant faire rêver certains lecteurs manifestement trop pressés. Tout au contraire. Par les termes mêmes que nous venons d’évoquer, son vocabulaire théorique le plus constant renvoie constamment à l’évidence d’un déséquilibre, d’une tension et d’une incomplétude toujours recommencée [[Ainsi au terme allemand Vollkommenheit, qui parle de perfection, Jung opposera expressément ce lui de Vollständigkeit, qui s’applique à un ensemble qui tend à s’accomplir.]].
D’autre part, à ce premier groupe de concepts qu’on peut qualifier de dynamiques, puisqu’ils disent des rapports de force ou de relative synergie – ceux de compensation, de complémentarité et de contradiction -, s’adjoint un second groupe de concepts qui s’inscrivent eux aussi dans le travail conjoint de compréhension et de mise en forme caractéristique de la démarche jungienne, mais qui dramatisent autrement encore le rapport à l’inconscient, en ceci qu’ils relèvent, quant à eux, d’une pensée expressément et délibérément imageante, et de là animée, voire même personnifiante.
Ainsi en est-il, au premier titre, de celui d’imago qu’il se forge et propose à partir de 1912, dans la foulée de sa lecture, très partagée d’ailleurs dans les cercles psychanalytiques de l’époque, du roman de l’écrivain suisse Carl Spitteler paru en 1906 [[ Par une curieuse ironie des choses dans le cours des affaires psychanalytiques, Freud, qui n’utilisera guère ce terme d’imago, recourra à ce terme pour baptiser la revue qu’il créera, précisément en 1912, avec Hans Sachs et Otto Rank. Ce même terme se retrouvera ensuite dans le vocabulaire de Mélanie Klein, puis dans celui de Jacques Lacan. ]]. Lorsque Jung, pour sa part, parle des imagos, c’est pour s’aider et aider son analysant à repérer ces figures du père, de la mère, du frère, de la sœur, qui se sont formées en chacun au fil et au gré de l’expérience qu’on a pu avoir des premiers protagonistes de la vie.
Des imagos qui peuplent l’univers de chacun, on peut dire, à le suivre, qu’elles sont mitoyennes entre le monde extérieur et son monde intérieur. Et que cette mitoyenneté fait qu’elles peuvent soit se projeter sur qui passe à sa portée et présente quelque parenté avec ses premiers proches, soit se retrouver, si elles sont assez bien circonscrites et assez bien reconnues – c’est une des fonctions du travail en analyse que d’y pourvoir -, sur une scène qu’on pourra alors qualifier d’intérieure.
Dans le premier cas on observera qu’elles s’obstinent, sans même qu’on y prenne trop garde, et la vie quotidienne, amoureuse ou professionnelle, manifestera alors quelque fâcheuse tendance à la répétition. Dans le second cas, si on se familiarise avec elles, si on les repère, reconnaît, fréquente, et si aussi on les jauge et on les juge, et si on en retrouve les premières occurrences par une suffisante réminiscence et reviviscence des moments les plus marquants de l’enfance, il se peut que certaines d’entre elles s’avèrent décidément obsolètes, et progressivement s’évanouissent, ou qu’elles restent pour mémoire, et même qu’elles changent, et manifestement se transforment.
De sorte que c’est un des plaisirs de l’analyse ainsi orientée, et animée, que de se familiariser avec les personnages qui ne manquent pas de hanter tout un chacun, de reconnaître de là plus justement la place et le rôle des premiers protagonistes de la vie, de décharger aussi quelque peu de projections indues l’entourage du moment, et surtout d’assister, de participer et de contribuer à la transformation ou à l’évolution de ce qu’on convient donc d’appeler l’univers intérieur, la scène intérieure, propre à chacun, puisqu’aussi bien chacun d’entre nous se trouve porteur de personnages, de paysages et d’histoires susceptibles de se faire évolutifs.
Des présences
Pourtant, à suivre Jung, ce travail-là ne saurait suffire. Il ne saurait suffire à mettre chacun dans le plus juste rapport, le plus ouvert aussi, avec la diversité et les ressources de sa vie intérieure, et par là de la vie symbolique. C’est ici que la pensée de Jung et la clinique jungienne se font le plus évidemment audacieuses. Et inattendues. Epistémologiquement. Et surtout pratiquement.
Car la façon qu’a Jung de prendre radicalement au sérieux la compétence de l’inconscient à la figuration, à la dramatisation, et à la symbolisation, a un autre effet encore, décisif, sur sa pratique de clinicien et sur sa pensée.
Voici en effet qu’au cours des années vingt, sa théorie s’anime encore plus étrangement que ci-devant [[ Cf. E. G. Humbert, L’homme aux prises avec l’inconscient, Paris, Retz, 1992, chap. 1 et 2.]]. De nouveaux concepts apparaissent alors – ceux de persona, d’anima, d’ombre, celui du soi -, qui se présentent d’abord comme d’étranges objets difficiles à identifier, tant ils sont figuratifs, expressément dramatisés, et, chose extrêmement curieuse et passablement inquiétante pour des concepts, si personnifiés qu’ils en sont quasi sexués.
Ici l’épistémologue s’étonne à nouveau. Et plus encore le clinicien freudien. Car enfin, a-t-on jamais vu des concepts aussi proches des expressions les plus spontanées, les plus autochtones, du travail inconscient lui-même ? Au point que ces concepts, aussi concepts qu’ils soient, se présentent comme des figures, vives, vivantes, imprévues, actives, comme des présences, quasi parlantes, et par là même tout directement interpellatrices…
Le moi, décidément, « n’est pas maître dans sa propre maison ». Freud, déjà, l’avait écrit dans son fameux article de 1917 intitulé, si justement, Une difficulté de la psychanalyse[[ S. Freud, Une difficulté de la psychanalyse (1917), in L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985. ]]. Laquelle difficulté, précisait-il, n’est pas qu’une une difficulté intellectuelle, mais tout autant, et surtout, une difficulté émotionnelle. Car voici que le moi, s’il s’engage dans cette voie maintenant ouverte par Jung à une rapport véritablement dialectique, et parfois même, on l’a vu, éristique, avec ce qui de l’inconscient se présente, non seulement se voit démis, dépris, de ses prétentions à la maîtrise en même temps que de ses représentations et valeurs idéales, héritées ou laborieusement construites, mais aussi il se trouve pris à partie, sommé de faire face et de se trouver une plus juste position dans sa confrontation [[ Jung affectionne le terme allemand Auseinandersetzung, dont il fera d’ailleurs sur ses vieux jours le titre du chapitre de son autobiographie consacré aux dures années qu’il a vécues de 1913 à 1918, qui sont aussi des années fondatrices pour l’établissement de sa propre pensée et pour l’ensemble de ses avancées ultérieures (« Ma vie ». Souvenirs, rêves et pensées, Paris, Gallimard, 1961, chap. VI, Die Auseinandersetzung mit dem Unbewussten, Confrontation avec l’inconscient). ]] avec ce qui des contrebas de lui-même prend corps et figure, parfois même donne de la voix, cherchant à faire reconnaître ce qui d’abord ne se manifeste bien sûr que comme un dérangement, voire une intrusion, et qui n’en est pas moins l’expression d’un potentiel encore tenu en lisière, ou d’un devenir encore en jachère qu’il va falloir assumer et réaliser.
C’est dérangeant, à l’évidence. Et même humiliant, Freud l’a bien montré. Le moi l’apprend à ses dépens, dès lors qu’il s’ouvre à l’événement. Il peut s’y préparer. Mais il ne sait jamais sur quoi il va tomber, ni dans quel sens l’affaire peut tourner, et donc pas non plus de quel pas il va pouvoir poursuivre. D’autant qu’il apprend assez vite qu’il peut à tout moment être pris à revers, et perdre sa contenance, jusqu’à se trouver vraiment mis à mal, et sombrement défait – Jung parle à ce propos de Zerstückelung, ce qui signifie très concrètement et assez violemment « mise en morceaux » -, aux prises qu’il est avec les contradictions les plus vives, les plus dures, parfois les plus invivables et les plus explosives.
Le moi souffre en l’affaire. Il se défend. Il regarde ailleurs. Il n’en veut rien savoir. Ou il s’efforce de reprendre la main, reprenant l’événement à son compte pour mieux se rétablir et se garantir contre les déséquilibres qui menacent et les ouvertures qui s’esquissent et qui, à vrai dire, si on n’y prend pas garde, s’esquivent ou se referment aussitôt. L’exercice de la théorisation y compris de la théorisation en psychanalyse, peut servir à cette fin – notamment, et paradoxalement, disons-le au passage, dans les analyses de formation à la psychanalyse.
Sauf que l’affect, puis l’émotion, et de là le sentiment, qui, montre Jung, a ses propres poids et mesures, ses propres moyens d’évaluation, ne se le tiennent pas pour dit. Ils relancent à leur manière, insistante, la question, souvent cruciale, parfois vitale, que pose la rencontre de telle ou telle présence dans le cours de la vie ou sur la scène d’un rêve, ou dans une série de rêves, liée à tel incident ou accident de parcours, souvent répétitif, à tel souvenir souvent entr’aperçu mais trop peu revisité, ou à tel vécu mal reconnu dans le transfert.
Et le fait est qu’on peut prendre goût à cette démarche-là, jusqu’à la trouver passionnante, et passionnément stimulante, aussi aventureuse soit-elle. Car une dialectique, manifestement et délibérément animée, qui est donc toute une dynamique ponctuée de surprises, de rencontres, de découvertes successives et surtout de transformations en cours se met alors en jeu, dont le centre de gravité et l’axe de développement se trouvent dans cet ailleurs de nous-mêmes qui alors s’avère en effet largement autonome, et réellement autochtone, et qui, disais-je, nous échappe, mais aussi nous anime, nous structure, et nous oriente, tant bien que mal. Jung parle à ce propos du soi.
Une autre scène s’ouvre, qui, chose étrange – étrangement inquiétante, sans doute, mais étrangement heureuse aussi, découvre-t-on à s’avancer de ce pas, fût-ce à tâtons -, est aussi le lieu d’un renouvellement à la fois du rapport au passé et de l’engagement dans le présent, de sorte que l’avenir aussi s’ouvre alors bien différemment encore qu’on n’avait pu le prévoir ou le vouloir.
De la pratique clinique et de la pensée jungiennes, on pourra dire qu’elles sont une pratique clinique et une pensée décidément émergentistes. Ce qui ne manque pas de se traduire tout concrètement dans toute une série de caractères propres à une psychanalyse engagée avec ces attendus et dans cette perspective : on ne travaillera pas exactement de la même manière les rêves ou la fin de l’analyse, par exemple, pas plus que l’analyse du transfert, selon que l’on inscrit ou non sa pratique clinique dans la foulée de Jung.
Mais voyons plutôt ce qu’il en est dès lors de l’une des questions traditionnellement les plus discutée parmi les analystes, et dans le public, celle du dispositif même de l’analyse.
Divan, ou fauteuil ?
Il est notoire que Jung lui-même ne se servait pas de divan dans le cabinet de sa maison de Küsnacht, ni dans sa « tour » de Bollingen. A Küsnacht, attenant à son bureau qui lui servait aussi de bibliothèque, et où trônait un buste de Voltaire accueillant les visiteurs et les patients de son sourire sans complaisance [[ Cf. mon Musée imaginaire de Carl Gustav Jung, op. cit., p. 11.]], son cabinet n’offrait d’autre façon de se tenir qu’assise.
Il est notoire aussi que si les analystes jungiens d’aujourd’hui ne sont pas vraiment tous clinophiles, ou clinomanes, ne serait-ce que parce que les questions à prendre en compte à ce propos sont bien évidemment celles de l’histoire et de la structure de chacun ainsi que celle du moment où on se trouve dans le travail d’analyse, une large partie d’entre eux offrent à leurs analysants la possibilité de s’étendre sur un divan, ou en font leur ordinaire – ce qui est mon cas.
Enfin il est notoire que les analystes de formation freudienne savent aussi, du moins pour une bonne partie d’entre eux, adapter, ou plutôt ajuster les conditions de leur pratique en fonction de considérations analogues. Il s’en suit que la différence entre la pratique des uns et des autres par le mobilier, ou le dispositif, n’est plus aussi significative qu’aux origines.
Mais l’essentiel n’est pas là, bien sûr. La question en effet est de savoir si la position le cas échéant assise permet un travail qu’on pourra dire psychanalytique. A cette question, et au titre de ma formation et de ma pratique d’analyste jungien, je réponds oui, assurément.
A la condition, toutefois, et cette condition est expresse, que dans ce dispositif-là, il ne s’agisse pas d’un « face-à-face ». Que ce qu’on convient d’appeler un « face-à-face » n’en soit pas un. C’est-à-dire à la condition que, quelle que soit la disposition des lieux et des personnes, entre l’analysant et l’analyste s’ouvre un espace tiers, un espace d’émergence. L’espace d’un processus en cours, d’un work in process.
A condition donc que l’inconscient soit là, en tiers, auquel l’un et l’autre, l’analysant et l’analyste, porteront leur attention, chacun pour sa part, du bord qui est le sien. Une attention surprise, et interrogative, exploratoire, de reconnaissance étonnée, d’accompagnement et de confrontation.
Cette notion – en fait cette expérience – du tiers, généralement exclu et, quand il vient à se manifester, toujours imprévisible, est au cœur de la pensée et de la pratique clinique de Jung, comme en témoigne notamment la relation qu’on trouve, dans son « autobiographie », des principaux événements de sa vie et des conditions dans lesquelles ont été conçus ses livres successifs [[ « Ma vie ». Souvenirs, rêves et pensées, op. cit. Pour ce qui concerne quelques leçons à tirer des conditions dans lesquelles cet ouvrage a été écrit et composé, cf. not. S. Shamdasani, « Memories, dreams, omissions », Spring. A Journal of Archetype and Culture, 1995, n° 57, Ch. Maillard, « Le « Livre de Madame Jaffé ». Ma vie de C. G. Jung :remémoration, légitimation, monumentalisation », Cahiers jungiens de psychanalyse, n° 104, été 2002, et mon article à paraître sous le titre « L’« autobiographie » de Jung. Scènes, scénarios et lignes de force », dans Topique. Revue freudienne, n° 79, été 2002.]].
Le rêve alors, le moindre rêve, et plus encore, bien sûr, la suite des rêves, mais aussi l’histoire du transfert, et l’analyse du transfert, seront bien entre eux, entre l’analysant et l’analyste, en tiers entre l’un et l’autre – et l’analyste, bien souvent, sera amené à prendre le parti d’un rêve, ou de tel de ses détails, pour l’opposer au sort que l’analysant voudrait lui faire, et lui faire place au titre du contrepoint, parfois du contrepoids, qui là se manifeste au prix d’un déséquilibre dont à l’ordinaire on se garde bien .
Autrement dit, le challenge, la gageure peut-être, c’est que se retrouve dans la position assise en analyse le même effet que celui qui est promu par le fait qu’on se trouve étendu sur un divan : cet effet de décentrement qui engage à laisser venir, à accueillir et à formuler les représentations, les vécus émotionnels, les associations qui proviennent des plus lointains échos du corps – du côté d’ailleurs de l’analyste comme de celui de l’analysant [[ Jung affectionne à ce propos et utilise avec insistance le double verbe allemand gechehen lassen, qu’on peut traduire en français par « laisser advenir ».]]. Il y va de ces émergences-là, et de celle du sujet.
Ainsi, parce que la pensée et la pratique de l’analyste après Jung sont, on l’a vu, une pensée et une pratique imageantes et émergentistes, parce qu’elles parient constamment, et radicalement, sur ce que j’ai appelé la compétence de l’inconscient à l’expression et à la transformation, la pratique de l’analyse non pas nécessairement en position allongée, mais aussi, le cas échéant, assise, engage en fait à raviver la réflexion sur l’écoute en analyse.
Sur la question donc de savoir comment créer et assurer au mieux, et dans chaque cas particulier, cette présence reculée, respirée, ouverte, pulsatile, et aussi pulsionnelle, qui trouve ses conditions classiques d’exercice lorsque l’analysant retrouve, éprouve, la sensation de son corps sur le divan. Lorsqu’il découvre et vit ce déplacement de centre de gravité assez particulier qui est alors le sien dont le répondant est constitué par l’attention dite flottante de l’analyste, par cette gleichschwebende Aufmerksamkeit dont parle Freud – cette attention que certains analystes français contrefont éhontément en l’appelant parfois « neutralité », et que les anglais traduisent au contraire assez heureusement dans leur langue en parlant de evenly suspended or poised attention, ce qui fait bien sentir le poids, et les poids et mesures, d’une appréciation qui s’essaye au gré de l’événement et au fil des processus en cours [[ Il va de soi qu’une telle conception et pratique de l’analyse a toutes sortes d’autreseffets encore, qu’il faudrait discuter, sur le rythme des séances, par exemple, et sur la durée de l’analyse – en général fort longue, très longue, trop peut-être, du fait des précisément des processus qui alors sont mobilisés et mis en œuvre]].
Cette attention-là, l’analyste jungien la pratiquera à sa manière en conjuguant dans ses interventions et interprétations le sentiment qui l’anime et l’intuition qui l’oriente, le rythme de sa sensation et l’ordonnancement de sa pensée[[ Sur la mise en jeu et en tension de ces « fonctions », cf. C. G. Jung, Types psychologiques (1921), Genève, Georg, 1958.]]. En sachant qu’au demeurant il interprétera peu, si interpréter veut dire donner le sens de ce qui se présente. Il soutiendra plutôt l’explication de son analysant avec ce qui à chaque pas et à son rythme propre demande à être reconnu et le cas échéant réalisé.
Drôles d’effets
Une telle démarche, on l’aura compris, ne manque pas d’avoir quelque effet sur la rapport avec la vérité, notamment celle dont la théorie est censée être la détentrice. Jung, en effet, autant le savoir, n’a aucun goût pour l’orthodoxie. Un tel souci lui est si étranger que d’une étape à l’autre de son œuvre on voit sa pensée qui se relance, évolue et se transforme dans son expression et dans sa dynamique interne sans qu’à aucun moment il ne s’attache à revenir d’un de ses livres à l’autre sur les étapes antérieures de sa théorisation.
Le terme même de « psychologie analytique » qu’il a finalement adopté pour désigner l’ensemble des concepts et des questionnements qu’il a pu produire pour soutenir et orienter sa pratique d’analyste fait suite, sans grande délibération, à ceux de Complexpsychologie (qu’il faudrait d’ailleurs traduire en français par « psychologie complexe » plutôt que par « psychologie des complexes ») ou de Tiefenpsychologie (psychologie des profondeurs) dont il s’est tout d’abord servi lorsqu’il lui a fallu marquer sa différence après sa rupture avec Freud.
Quant aux institutions qui se réclament de ses avancées, Jung s’est longuement montré plus que réticent à leur mise en place officielle. Le premier Institut C. G. Jung, celui de Zurich, a été créé en 1848 seulement, sans qu’au demeurant Jung ne le dirige jamais personnellement, ses lettres d’habilitation faisant office pendant tout un temps, et jusqu’à sa mort, de légitimation suffisante pour les analystes formés par lui ou par son proche entourage et qui, de Zurich, repartaient dans leurs pays respectifs pour y assurer eux-mêmes plus ou moins institutionnellement la formation des futurs cliniciens jungiens[[Cf. Th. B. Kirsch, The Jungians, London and Philadelphia, Routledge, 2000.]].
De même, son abondante correspondance en témoigne [[Outre sa correspondance avec Freud, op. cit., cf. C. G. Jung, Correspondance 1906-1940, 1941-1949, 1950-195, 1955-1961, 5 vol., Paris, Albin Michel, 1992, 1993, 1994, 1995, 1996, et W. Pauli/C. G. Jung, Correspondance 1932-1958, Paris, Albin Michel, 2000.]], Jung n’a jamais vraiment cautionné les essais de formalisation de sa pensée, arguant à ce propos tantôt de sa méfiance, tantôt de son indifférence envers une telle entreprise. Certes, le premier cercle de ses « élèves », comme on disait alors, s’est attaché à conforter, à transmettre, voire à célébrer ses enseignements. Mais assez rapidement, et surtout depuis les années soixante, on est progressivement passé, avec les travaux de la deuxième et de la troisième génération des analystes jungiens, de la diffusion fidèle à des travaux critiques, contradictoires et ouverts aux contributions cliniques et théoriques des autres composantes du mouvement psychanalytique, comme on est passé de l’historiographie, parfois hagiographique, à l’étude de l’histoire du mouvement jungien dans sa diversité, et surtout à l’analyse de la pensée de Jung au fil des différentes étapes de son élaboration et de sa transformation [[Des analystes de grande autorité, comme Michael Fordham en Angleterre ou G. E. Humbert en France, y ont largement contribué, tandis que des universitaires comme Sonu Shamdasani à Londres ou Christine Maillard à Strasbourg poursuivent aujourd’hui même leurs travaux, notamment sur les sources de la pensée de Jung. Les principales revues jungiennes s’emploient de leur côté à organiser et à animer les débats entre analystes jungiens ou avec nos collègues freudiens, notamment le Journal of Analytical Psychology et Harvest en Angleterre, le Journal of Jungian Theory and Practice à New York, et en France les Cahiers Jungiens de Psychanalyse.]].
Ainsi, après un temps relativement court de déférence dévouée envers la personne même de Jung et de consensus assez clos autour des premières formalisations de sa « psychologie analytique », le mouvement jungien contemporain a-t-il repris à son compte, et à sa manière, l’esprit d’ouverture et le goût d’une diversité et d’une créativité internes dont Jung, en son temps, et dès sa rupture avec Freud avait fait preuve, souvent d’ailleurs à ses frais.
De sorte que si, dans cet esprit, on prend vraiment au sérieux le mot souvent répété dans les milieux jungiens qui dit que le temps des « -ismes » est maintenant révolu , comme d’ailleurs est révolu celui des mythes partagés et des idéologies dominantes autant que rassurantes, on pourra dire, quitte à faire sursauter plus d’un psychanalyste d’aujourd’hui même, que le « freudisme » est décidément une maladie infantile de la psychanalyse. Et le « jungisme » aussi, bien évidemment.
Si donc ni l’appel incantatoire à quelque Maître et Père fondateur, ni la révérence répétée envers ses écrits et ses dires érigés en système, ni non plus l’obédience envers quelque institution, idéalement unique, ne saurait aujourd’hui vraiment garantir la légitimité d’un analyste, alors la question qui s’impose est celle de l’extension et de la compréhension de la psychanalyse aujourd’hui, c’est-à-dire celle de sa définition.
Ou, pour le dire tout pratiquement, celle des contours des théorisations qu’on pourra dire psychanalytiques, et celle des limites et des conditions de l’exercice clinique de la psychanalyse. Ce qui paraît en effet plus qu’utile pour la formation initiale et permanente de tout analyste, tant pour ce qui concerne sa pratique dans le secret de son cabinet que pour l’exercice de sa pensée. Ceci indépendamment même des problèmes de contrôle de la profession qu’ont à résoudre les pouvoirs publics au titre de leurs responsabilités propres. Indépendamment aussi du souci qui peut être celui des analystes de se distinguer des innombrables psychothérapies qui se développent de toutes parts au titre de leurs attendus et de leurs objectifs propres. Et indépendamment même de la demande de clarification qui provient du grand public, c’est-à-dire, le plus souvent, de personnes en souffrance et sans guère de repères.
Nous avons posé jusqu’ici que ce qui définit la psychanalyse, dans quelque tradition qu’elle se développe, c’est un certain rapport réglé, théorisé et le cas échéant thérapeutique avec l’inconscient. A quoi nous avons d’emblée ajouté, ce qui devrait permettre de donner plus de corps à chacun de ces termes qui viennent d’être avancés, la nécessaire prise en compte de la pluralité tout à la fois historique et actuelle des pratiques cliniques et des problématiques théoriques élaborées d’une génération à l’autre de psychanalystes.
Mais ces éléments de définition ne sauraient suffire, à l’évidence. Il faut préciser et poursuivre [[ Je m’y suis risqué dès la première édition de mon Jung dans la collection « Que sais-je ? » des PUF, en 1996, et plus récemment dans une contribution d’abord présentée aux Etats Généraux de la Psychanalyse réunis à la Sorbonne en juillet 2000, puis relancée sous un autre angle et discutée lors de la huitième rencontre de l’Association Internationale de Psychanalyse, à Versailles, également en juillet 2000.
]]. Et ajouter ceci encore, au moins : si les conditions du setting et le rythme des séances ne sont pas véritablement essentiels à une définition de la psychanalyse aujourd’hui, et si la référence que je disais incantatoire à quelque Maître ou l’appartenance à telle institution tient lieu d’une telle définition plus qu’elle n’y contribue, l’expérience personnelle et préalable du clinicien en l’affaire en est un élément décisif, notamment son expérience du transfert et de l’analyse du transfert – une expérience qui devra d’ailleurs être contrôlée, ou, si cet adjectif fait peur, cadrée, c’est-à-dire accompagnée et inscrite dans un parcours à étapes soumis l’appréciation de quelques autres, investis de cette responsabilité [[C’est Jung d’ailleurs, on s’en souvient, qui, le premier a fait valoir la nécessité de l’analyse dite didactique. Cf. S . Freud (1912), De la technique psychanalytique, Paris, PUF, 1953, p. 67. L’Association Internationale de Psychanalyse (IPA) n’inscrira cette exigence dans ses textes qu’en 1922.]]
Certes, s’engager dans cette voie d’une définition renouvelée et réajustée de la psychanalyse ne manquera pas de brouiller quelques pistes au passage, notamment celles qui conduisaient jusqu’ici à la conviction assurée, à la fois personnelle et collective, que la vérité se trouve bien là où on est, par la grâce notamment de l’adhésion à une théorie instituée et partagée. Car c’est bien de la théorie, ou plus exactement de rapport que la théorie est censée entretenir avec la vérité, c’est-à-dire de l’orthodoxie, qu’il s’agit.
Or la pensée jungienne peut s’avérer ici de quelque utilité. Car cette pensée, que je disais doublement dramatisée, et sans goût aucun pour l’orthodoxie, se sait et se veut continûment provisoire, et donc révisable. Et aussi déambulatoire, c’est-à-dire qu’elle aime à s’avancer, pour voir. A s’essayer dans diverses directions, jusqu’à se faire vraiment inattendue et apparemment vagabonde dans ses fréquentations, comme on peut le voir dans l’œuvre de Jung dès 1911-1912, dès ses Métamorphoses et symboles de la libido. Et surtout elle est continûment excentrique, c’est-à-dire que tout au contraire de s’établir et de s’architecturer pour fixer ses acquis et bien maîtriser la situation, elle se fait volontiers concentrique, ou plus exactement circumambulatoire, comme dit Jung, tournant autour de ce qui l’occupe, tant bien que mal, le circonvenant pour mieux en prendre la mesure sous des angles divers, et ainsi s’y mesurer, et s’y confronter[[ Jung aime à utiliser le terme de circumambulatio qu’il emprunte au latin.]].
En fait, cette pensée, je l’ai souligné, sait qu’elle ne fait jamais que ce qu’elle peut pour soutenir et contenir un certain état du rapport à l’inconscient. Qu’elle n’est jamais que la meilleure expression possible, à un certain moment, de ce qui ne saurait alors être mieux exprimé et vécu autrement. Or c’est là la définition jungienne du symbole. D’où il suit que la pensée psychanalytique ainsi conduite, aussi élaborée et conceptualisée qu’elle puisse se faire, sait qu’est elle-même symbolique.
C’est-à-dire qu’elle sait qu’à chacune des étapes et sous les diverses formes de son expression elle n’est jamais qu’un moyen de reconnaissance, un parmi d’autres possibles, de ce qui au demeurant n’a de cesse de nous échapper, mais aussi de nous obséder, de nous animer, de nous interpeller – de ce que nous convenons d’appeler l’inconscient, et qui ne prend le corps de nos représentations, de nos mots, de nos concepts, de nos problématiques, toujours bien gauches, qu’au rythme de l’histoire de chacun en train de se faire, et au fil de l’histoire collective à laquelle nous avons à prendre part [[Cf. Ch. Gaillard, « Pour une pensée gauche », Cahiers Jungiens de Psychanalyse, n° 100, printemps 2001. Cet article est publié en anglais sous le titre « For a measure of left-handed thinking », dans le Journal of Jungian Theory and Practice, New York, Fall 2001, vol. 3. Et « Amplification et pensée après Jung », Topique. Revue Freudienne, n° 76, 2001]].
Structures et processus
On pourrait craindre, à suivre ainsi la voie ouverte par Jung à la psychanalyse, de se trouver voué à une théorisation si multiple et diverse dans ses expressions et si susceptible de transformations en tous genres qu’elle en deviendrait polymorphe, voire perverse.
Or il n’en est rien. Ce qui frappe au contraire à lire Jung, c’est la continuité et la consistance de ses propositions, tout se passant comme si sa pensée, en changeant d’expression d’une étape à l’autre de son oeuvre, travaillait à son progressif réajustement, en obéissant à une rigueur qui demande donc à être bien repérée.
Ainsi, les principaux malentendus qui ne cessent de se répéter à propos de sa conception des archétypes peuvent-ils être assez aisément dépassés dès lors qu’on s’attache à étudier ses différentes propositions sur cette question dans l’ordre chronologique de leur expression [[ Cf. E. G. Humbert, Jung, Paris, Editions Universitaires, 1983, p. 100-111, et L’homme aux prises avec l’inconscient, Paris, Retz, 1992, chap. I.]].
Lorsqu’il écrit Métamorphoses et symboles de la libido, en 1911-1912, le terme d’archétype n’apparaît pas encore sous sa plume. A l’occasion de son exploration des mythes et des rites qu’il convoque pour mieux comprendre la difficulté cruciale où se trouve le jeune américaine qui l’occupe, il parle d’Urbild, d’« image originelle », ou de Vorbild, d’« image primordiale ». Ce terme de Bild, d’image, peut ici prêter à confusion, dans la mesure où on en attendrait dès lors le dénombrement de ces « images originelles » ou « primordiales », et où, aussi, on exigerait qu’une fois dénombrées, elles se rangent en bon ordre dans le répertoire d’une symbolique définitive.
Sauf que le contexte qui dit l’apparition et l’usage de ces termes, de même que leurs préfixes Ur et Vor, devraient, dès ce texte où la notion n’est pourtant pas encore concept, éviter au lecteur de s’engager sur d’aussi fausses pistes : la multiplicité et la variété des données recueillies et rapprochées suffisent à faire comprendre que l’hypothèse qui ici se cherche est celle de dispositions radicalement inconscientes propres à organiser l’expérience immédiate et à orienter le devenir. Ou, pour le dire autrement, d’organisateurs inconscients de représentations et des comportements qu’on pourra trouver en bien des lieux et bien des temps divers [[ Cf. Ch. Gaillard, Jung, op. cit., chap. IV.]].
La pensée de Jung se cherche. Il voudrait bien, pendant un temps, que ces organisateurs se trouve en quelque lieu repérable. Il pense au cerveau, et parle d’« engramme ». Il pense à la mémoire, et il parle de « sédiment ». A ce point, la biologie lui vient en aide, qui parle de schèmes, ou de patterns, et tout à sa réflexion il dit haut et fort combien il s’en réjouit.
Maintenant l’essentiel est en place. Quand le terme même d’archétype apparaît, à la fin des années dix, et donc la notion de type, voire de prototype, et celle de système génératif, sa pensée manifestement sait qu’elle est structurale, et il pourra écrire, dans la version des Métamorphoses remaniée en 1952 : « Il ne s’agit évidemment pas de représentations héritées, mais d’une disposition innée à former des représentations analogues, c’est-à-dire des structures universelles identiques de la psyché que j’ai appelées plus tard inconscient collectif. J’ai appelé archétypes ces structures » [[ C. G. Jung, Métamorphoses et symboles de la libido, op. cit., p. 274.]].
Quant à ce terme de « collectif », qui génère lui aussi bien des malentendus, des faux sens et des contre-sens, Jung l’emploie, mais assez fréquemment il dit aussi bien à ce même propos überpersönnlich par exemple, qu’on pourrait traduire en français par « transpersonnel ». Ou, si le traducteur se donne quelque liberté, par « au delà » ou « en deçà » de la personne. Voire par « impersonnel ». Ou encore par « anonyme ».
Car c’est bien là l’enjeu : qu’en est-il de l’inconscient quand il semble bien qu’il ne relève pas d’une personne singulière ? Quand on a à faire à une réalité si prenante, si prégnante, si indifférenciée, si archaïque, et en somme si loin de nous, si loin du règne humain, que le moi n’y peut mais ? Jung, qui a longtemps travaillé en milieu hospitalier, savait poser ces questions, où la psychose, bien sûr, ne se laisse pas oublier.
Encore faut-il à ce propos éviter un autre piège encore, assez ordinaire. Celui qui consiste à faire accroire qu’il y aurait alors deux inconscients, le personnel et l’autre. Certaines formulations de Jung, et surtout de ses premiers « élèves », vont dans ce sens, assurément. D’autant plus inévitablement d’ailleurs que si la problématique jungienne ne s’est jamais faite métapsychologique, disais-je, elle n’en a pas moins été rejointe, comme pratiquement tous les autres essais de théorisations en psychanalyse, par les facilités d’une représentation spatiale, géographique, et, puisqu’on fait dans les profondeurs, le plus souvent géologique, de son propos – il faudra rien moins que les tours et détours topologiques de Jacques Lacan pour que la psychanalyse se dégage de ce mauvais pas, et le bénéfice de cette opération reste incertain.
En fait, c’est à partir de la problématique des processus d’individuation qu’on pourra considérer au mieux ce qu’il en est pratiquement de l’inconscient dit collectif. Il s’agit bien là de processus, c’est-à-dire d’une affaire qui prend son temps, qui a sa propre temporalité. Et qui se joue entre deux bords. Entre l’emprise d’un inconscient en lui-même si consistant et indépendant et si fondamentalement anonyme qu’il semble bien être de l’ordre de la nature, d’une part, et l’emprise des règles, des normes et des sentiments communément partagés d’autre part. Chacun de nous a donc à faire à forte partie, de part et d’autre.
L’essentiel de la psychanalyse jungienne consiste à doter le clinicien et le cas échéant l’analysant de quelques repères, de quelques moyens de reconnaissance, pour accompagner cette partie, toujours en cours. Dont le cours peut d’ailleurs s’observer au plus fort grossissement sur diverses scènes, notamment celles des mythes, des rites, et donc des religions, mais aussi dans les développements de certaines philosophies, voire dans certaines aventures sociales et politiques.
C’est que le cours des processus en question peut échapper à toute conscience. Et se développer alors, voire s’imposer, avec d’autant plus de force qu’il n’y a précisément personne pour s’en faire le sujet [[C’est le sens de l’essai en forme de cri d’alarme que Jung a consacré en 1936 au national-socialisme allemand sous le titre « Wotan », en français in C. G. Jung, Aspects du drame contemporain, Genève, Georg, 1948. Pour une information détaillée à ce propos et une discussion plus large de ses positions au cours de ces années, cf. le Cahier jungien de psychanalyse n° 82, printemps1995, intitulé « Jung et l’histoire. Les années trente » et mon article intitulé « L’altérité au présent » dans les mêmes Cahiers, n° 96, automne 1999.]].
Mais ces processus pourront aussi être d’autant mieux repérés à une échelle plus rapprochée, celle de tout un chacun, notamment dans les conditions cliniques de la psychanalyse, qu’on en connaîtra la projection dans des systèmes anciens de représentations et de pratiques. Et c’est ici que les différents concepts caractéristiques de la problématique jungienne telle qu’elle a été évoquée plus haut prennent véritablement leur portée : ils servent à mieux repérer, à contenir et soutenir, à accompagner, le cas échéant à rééquilibrer, et à ajuster le rapport dès lors plus critique et aussi plus continûment dialectique qui s’essaye avec ce qui se manifeste du travail inconscient activé. La formation des analystes jungiens est conçue à cette fin.
Les institutions et les « Ecoles »
On ne sait trop, à vrai dire, s’il faut s’étonner surtout de l’unité du mouvement jungien, ou de sa diversité interne. Son unité, plutôt conviviale, paraît due à deux facteurs principaux.
Tout d’abord au fait que la formation des analystes jungiens à travers le monde, aussi différents soient-ils les uns des autres par ailleurs, obéit aux mêmes règles. Celle de s’engager dans une analyse personnelle, le plus souvent mise en œuvre largement avant l’admission en analyse didactique et qui se poursuit tout au long de la formation. Puis, si l’on y est admis, commence l’analyse didactique elle-même qui, en France par exemple, dure de quatre à sept ans, à la fin desquels le futur analyste, qui par ailleurs a obtenu ses diplômes universitaires de psychologue clinicien ou de psychiatre, soumet à la supervision d’un analyste formateur un ou deux cas dont il a la charge. Alors, à la condition aussi qu’on y soit admis, c’est le temps de l’analyse dite de contrôle, qui dure en général quatre ou cinq ans, où l’analyse personnelle et les supervisions se poursuivent, tandis que le futur analyste participe à divers enseignements et à des groupes de recherche clinique, puis, de là, prépare un mémoire qu’il devra en définitive présenter avec succès devant l’Assemblée Générale des membres de la Société où il souhaite être admis.
Un tel parcours, aussi long, a certes l’évident désavantage de ne pas permettre d’intégrer de plus jeunes gens dans une Société d’analystes. Il présente toutefois le sérieux avantage de ne pas avancer plus vite que les violons, ce qui tend à donner ou à conforter le sens des rythmes.
L’unité du mouvement jungien est certainement dû aussi au caractère décidément fédéral de ses institutions. Un caractère qui sans doute doit beaucoup à la suissité de Jung lui-même, et qui rejoint toute une part de la culture américaine, où les analystes jungiens sont aujourd’hui particulièrement actifs.
L’Association Internationale de Psychologie Analytique (IAAP/AIPA) compte actuellement quarante cinq Sociétés constituantes, nationales ou régionales, des membres à titre individuels et quinze Groupes en développement dans des pays où n’existe pas de Société, notamment dans les pays de l’Est, en Asie, dans certaines régions de l’Amérique latine et en Asie. L’organisation régulière de congrès, réservés à ses membres, le soutien apporté à d’autres rencontres ou débats, le financement de recherches et d’études, la publication d’une Newsletter annuelle, ainsi que la réflexion et le cas échéant l’intervention en matière d’éthique de la profession d’analyste font partie de ses tâches ordinaires. Cette Association Internationale, dont l’infrastructure reste très légère, est en croissance rapide depuis une dizaine d’années.
L’esprit fédéral de cette organisation est d’autant plus requis que le mouvement jungien est en fait organisé en courants très marqués depuis fort longtemps, au point qu’on parle à ce propos d’« écoles » différentes, et que pratiquement on peut être analyste jungien aujourd’hui en ne lisant pas les mêmes revues que bien d’autres qui sont tout aussi jungiens, mais autrement, en ne citant pas les mêmes livres, en ne fréquentant pas les mêmes colloques, en se nourrissant donc à des sources vraiment diverses.
C’est ainsi qu’on a longtemps, et classiquement, distingué « l’école de Zurich » de « l’école de Londres », la première mettant l’accent dans sa pratique clinique et ses travaux sur la vie symbolique, la seconde intégrant explicitement jusque dans son vocabulaire les enseignements des néo-freudiens anglais, surtout kleiniens, avec, d’un côté, la haute figure de Marie-Louise von Franz, de l’autre, l’autorité emblématique de Michael Fordham.
Puis, en 1985, Andrew Samuels a proposé de distinguer trois « écoles ». L’« école classique », qu’on pourra dire plutôt zurichoise dans ses attendus et ses perspectives. L’« école génétique », ou « developmental school », d’inspiration nettement anglaise. Et l’« école archétypale », très marquée par l’enseignement de James Hillman[[A. Samuels, Jung and the Post-Jungians, London/New York, Routledge, 1985. Cf. aussi, du même auteur, « Les écoles post-jungiennes en psychologie analytique », Cahiers jungiens de psychanalyse, n° 47, quatrième trimestre 1985.]].
Cette cartographie, il l’a plus récemment remodelée pour prendre acte de la quasi disparition de l’« école archétypale » du moins pour ce qui concerne la pratique clinique, tandis que de l’« école classique » naissait une « école » qu’il qualifie d’« intégriste » (fundamentalist school), et que de l’« école génétique » se dégageait une forte tendance à s’immerger dans le freudisme [[ A. Samuels, « Les post-jungiens vont-ils survivre ? », Cahiers jungiens de psychanalyse, n° 96, automne 1999]].
Un des intérêts principaux d’une telle analyse, c’est évidemment d’activer des débats parfois latents jusqu’alors, notamment entre le chœur jugé immuable des plus fidèles et ceux qui s’imprègnent des leçons développées par les autres composantes du mouvement psychanalytique, au risque d’y perdre leur âme.
Un autre intérêt de cet exercice, c’est que d’un mot, celui de « post-jungien », il met en évidence un curieux effet dans l’ordre des générations. Quand on parle des « post-jungiens » ce n’est pas tant pour signifier qu’on est avec eux « après Jung », au sens où J.-B. Pontalis, au milieu des années soixante, a pu parler d’un « après Freud ». Mais bien plutôt qu’on se trouve « après les jungiens », après donc ceux de la première et de la deuxième génération. Et que les débats et les engagements des analystes de la troisième et maintenant de la quatrième génération après Jung seraient très sensiblement différents de ceux de leurs aînés.
A cet égard, l’auteur de ces essais qui pourront sembler un rien ethnographiques, ou peut-être même entomologiques, ne manque pas de signaler que de l’organisation en « écoles » plus ou moins antagonistes, on passerait, dans les avancées actuelles de la psychanalyse jungienne, à une discussion interne à la pratique clinique elle-même. Du moins à celle d’un certain nombre d’entre eux.
De sorte que si le mouvement psychanalytique dans son ensemble, depuis les origines et de nos jours plus encore, est pluriel, et si la tradition jungienne est elle-même, de très longue date, plurielle, cette double pluralité, gigogne en somme, se retrouverait à l’intérieur même de la pratique de bien des analystes jungiens. C’est ce que je voudrais montrer maintenant.
Les dimensions de l’analyse
Pour ce qui concerne en effet ma propre pratique de la psychanalyse, et aussi celle de toute une partie de mes collègues ou futurs collègues jungiens, dont notamment ceux qui me requièrent pour je contribue à leur formation, j’observe qu’elle est constituée, et qu’il est bon qu’elle soit constituée, par quatre dimensions principales.
Ces « dimensions » de la pratique analytique consistent en fait en autant de directions ou d’orientations dans lesquelles il est bon que s’engagent l’attention de l’analyste, et de là aussi celle de l’analysant aux prises avec les handicaps répétitifs, les tensions et les conflits qui caractérisent sa vie en même temps qu’avec les potentialités qui sont aussi les siennes mais qui restent encore en jachère, pour en réorganiser, autant que possible, l’économie, et mettre enfin mieux en jeu, puis en œuvre, les processus du devenir.
Et on voit assez vite que chacune de ces dimensions, que je vais préciser ici en bref, invite l’analyste à recourir à des repères théoriques assez évidemment différents les uns des autres, et donc à des types d’interventions et d’interprétations eux-mêmes différenciés.
Une telle différenciation procède de questions très simples, et constantes, qui s’imposent à l’analyste dès lors que son écoute, dont nous disions combien il importe qu’elle soit suffisamment bien balancée, se trouve guidée par la surprise quant à ce qui se présente et se représente, une surprise qui elle-même s’étonne de la perspective où tendent à s’engager, comme spontanément, ses interventions et ses interprétations – alors que ces interventions et interprétations, laissées à elle-mêmes, se font en fait largement, bien sûr, en fonction de l’histoire personnelle, de la structure, et de la formation, ou de la déformation, de chaque analyste.
Pourquoi, dans telle analyse, ou à tel moment de tel analyse, mon attention, mes interventions, mes interprétations, vont-elles manifestement dans telle ou telle direction, parfois jusqu’à laisser telle autre pratiquement inexplorée, ou inactivée ? Est-ce dû à ce qui vraiment demande à être travaillé par cet analysant-là ? Ou est-ce dû au fait que moi-même, c’est ainsi que j’ai été formé, on déformé ? Ou est-ce dû à mes propres investissements dans les aléas et les enjeux de la vie de cet analysant-là, à laquelle j’ai à faire, et donc à mon contre-transfert mal reconnu ?
La première de ces « dimensions » de la pratique analytique concerne l’enfance. La retrouvaille de l’enfant qu’on était. Une retrouvaille qui demande, bien sûr, à se faire aussi circonstancielle et émotionnelle que possible, c’est-à-dire que les lieux, les moments, les contextes, les protagonistes des scènes qui font retour, ou qu’on tente de reconstituer en analyse, et surtout de revivre, demandent à être reconnus – tout d’abord au sens que les explorateurs donnent à ce terme – dans leur teneur la plus sensorielle aussi bien, tels qu’il se sont inscrits dans la mémoire du corps.
A ma connaissance, et selon mon expérience de clinicien, nulle problématique mieux que la freudienne – et, le cas échéant, dans des cas qu’on peut spécifier, la problématique kleinienne – peut servir là de repère, d’orientation et de relance. A condition toutefois d’inscrire aussi cette problématique freudienne ou kleinienne dans une écoute qui se rend attentive non seulement aux effets – parfois traumatiques, et le plus souvent torves – des moments les plus marquants de l’enfance sur les choix d’objets ultérieurs et l’organisation des défenses de chacun, ni non plus seulement à la satisfaction d’une pensée toujours tentée de ce faire là étiologique, mais aussi à l’émergence, d’abord inchoative, puis généralement insistante, d’un questionnement vital qui peut s’avérer le potentiel et le moteur de bien des avancées ultérieures de la part de l’analysant.
A cet égard, les premiers chapitres de l’ « autobiographie » de Jung sont d’un intérêt tout particulier, puisqu’on y voit Jung revenir à son enfance, à sa toute première enfance, et sur un mode des plus concrets, en même temps qu’on peut suivre de là les leitmotivs principaux, les thématiques structurelles de toute son œuvre [[Dans cette perspective, d’une continuité structurelle et d’une relance d’enjeux fort proches dans des scènes par ailleurs très différentes et très éloignées dans le temps, il est intéressant de lire dans la même foulée le rêve d’enfant dit du Phallus souterrain (« Ma vie », op. cit. p. 32) , celui de la lutte avec un jeune prince arabe, de1925, par lequel se termine le voyage de Jung en Tunisie (p. 280 sq), et celui du Diwan-i-Kaas, qui annonce l’écriture de Réponse à Job, en 1950 (p. 255). Cf. mon article intitulé « De quelques mots décisifs, scénarios et lignes de force dans l’ »autobiographie » de C. G. Jung », Topique, revue freudienne, n° 79, été 2002.]].
Cette mise en perspective de la reviviscence de l’enfance dans la dynamique de la réalisation d’une vie – Jung, dans son vocabulaire, parle à ce propos de Selbstverwirlichung, de « réalisation de soi » -, est tout à fait caractéristique de la prise en compte d’une problématique psychanalytique, en l’occurrence la freudienne, ou la kleinienne, par une autre, ici celle de Jung, dès lors que l’on prend acte du fait que Jung, pour sa part et en son temps, s’est manifestement livré à cet exercice à tâtons et en solitaire, tandis que nous pouvons aujourd’hui le mettre en œuvre au titre d’une formation à l’analyse et d’une pratique clinique expressément plurielles.
La deuxième « dimension » de l’analyse, qu’on vient de voir poindre à l’occasion de la première, consiste à se rendre attentif aux transformations qui s’opèrent, dans le même temps, dans la vie fantasmatique et dans la vie symbolique de l’analysant, à commencer par celles de ses imagos.
Ici, pour moi, c’est la problématique spécifiquement jungienne qui oriente, soutient, et nourrit l’attention de l’analyste. Précisément parce qu’étant une problématique imageante et émergentiste, y compris dans ses expressions les plus conceptuelles, elle engage à développer une pensée attentive à la fois aux structures et aux processus pour mieux suivre les transformations qui s’opèrent sur ce que nous appelons « la scène intérieure » de tout un chacun, notamment à l’occasion de l’analyse d’un rêve et surtout des séries de rêves organisés autour des mêmes thèmes ou leitmotivs. Et parce qu’elle provoque et accompagne, de là, un rapport dialectique, qui est en fait un débat, avec les successives transformations qui s’opèrent au cours d’une analyse quant aux figures et présences qui peuplent, d’abord à son insu, l’univers intime de chaque analysant, et quant à la réorganisation progressive de son économie émotionnelle.
La troisième « dimension » de l’analyse, la troisième voie dans laquelle il est bon et il importe que s’engage l’attention de l’analyste, concerne les aléas de la vie de l’analysant telle qu’elle va, avec ses événements, ses incidents, ses accidents et ses rencontres tandis que l’analyse poursuit son cours, d’une séance à l’autre, d’une semaine à l’autre, et d’une année à l’autre.
Cette dimension-là paraît tomber sous le sens : comment pourrait-on ignorer ce qui se vit, et aussi se modifie et se transforme dans la vie professionnelle, amoureuse, sexuelle d’un analysant pendant des temps aussi longs ?
Pourtant, du côté de la tradition freudienne, il aura fallu bien des remises en question pour qu’on en vienne à tenir pour définitivement caduque la règle dite de « l’abstinence » qui, du temps de Freud, voulait que l’analysant s’interdise dans le cours de sa vie toute satisfaction, dite substitutive, tant que dure son travail d’analyse. Certes, au temps héroïques des origines, une psychanalyse pouvait être brève, ou très brève. Certes aussi on voit bien comment ce méchant débat a pu faire passer la réflexion d’un rigorisme un rien sadique à de profondes considérations sur les nécessités d’un investissement sans réserve dans l’analyse, et surtout sur la mise en évidence dénonciatrice des attentes d’une satisfaction ou, plus encore, d’une jouissance plénière. Mais comment ne pas voir aussi qu’avec cette « règle » en arrière-fond mal éclairci, la pratique de la psychanalyse reste menacée par un fantasme d’emprise, ou pour le moins de maîtrise, dont l’effet le plus grossier consiste à confondre ce qui s’y joue avec la vie même ?
Du côté de la tradition jungienne, la réticence, voire le refus à ce propos, se nourrit assez différemment . On pourra trouver certains analystes jungiens, parmi les plus « classiques » évidemment, qui professent que l’analyste n’a que faire de la « réalité ». Au point que de ce côté là aussi on peut rencontrer des analystes pour lesquels rien ne compte plus, et en fait rien ne les fait plus vivre, que leur pratique de cabinet. On aura compris que pour moi une telle position relève d’une contrefaçon flagrante, et pour le moins, à proprement parler, unidimensionnelle, du rapport à l’inconscient tel que je l’ai présenté plus haut.
Enfin, la quatrième « dimension » du travail analytique est constitué par l’histoire de la relation transférentielle, avec les aléas et les enjeux qui lui sont propres. Cette dimension-là, très tôt mise en évidence par Freud, comme en témoigne par exemple sa correspondance avec Jung, et à laquelle Jung a lui-même consacré un de ses livres majeurs, déjà cité, a pu subir ensuite quelque éclipse dans l’histoire du mouvement psychanalytique, et s’est retrouvée sur le devant de la scène par l’accent porté, notamment dans la formation des analystes, sur le contre-transfert. Depuis une dizaine d’années, la réflexion sur le transfert est sans doute l’occasion du rapprochement le plus étroitement interactif entre les différentes composantes du mouvement psychanalytique.
Il reste que c’est à cet égard que la problématique jungienne peut marquer très sensiblement sa différence en ce que, tout en prenant en compte l’analyse immédiate « dans le transfert » telle qu’elle est défendue, pratiquée et souvent même tenue pour prévalente sur toute autre dimension de l’analyse notamment par les analystes anglais de toutes écoles, cette problématique porte plus spécifiquement son attention sur les processus alors en oeuvre, et au long cours.
Cette attention spécifique sur les processus en question plutôt que sur l’analyse de la répétition conduit l’analyse du transfert, notamment en fin d’analyse, et donc rétrospectivement, à se porter sur l’histoire de ce qui s’est successivement passé dans la relation transférentielle, y compris, le cas échéant, de part et d’autre, du côté de l’analyste comme de celle de l’analysant, l’un et l’autre pouvant alors se souvenir, témoigner et prendre acte de ce qui s’est présenté, représenté et transformé d’une étape à l’autre du travail d’analyse.
D’autre part, dans la tradition jungienne, cette même attention sur les processus s’est largement nourrie, jusque dans son vocabulaire le plus contemporain à ce propos, des analyses développées par Jung à propos des séquences d’opérations dont font état l’iconographie et le littérature alchimiques. Avec cet avantage que ladite attention engage par là l’écoute et l’accompagnement de l’analyste à s’inscrire dans un autre tempo, et donc dans d’autres rythmes, plus proches des grands temps de la vie, d’un âge à l’autre, voire d’une génération à l’autre, et donc des longues étapes tâtonnantes de l’individuation, que ceux d’une séance d’analyse, ou d’une séquence de séances, ou même de l’ensemble d’une analyse une fois qu’elle est conclue [[ Je m’essaye à m’avancer de ce pas là dans un autre champ aussi, celui de certaines transformations à l’œuvre dans notre histoire de l’art et dans la création contemporaine. Cf. en particulier Les évidences du corps et la vie symbolique, Paris, ENSBA, 1998 et Donne in mutazione, Bergamo, Moretti e Vitali, 2000.]].
Ainsi, cette brève évocation des différentes « dimensions » de l’analyse, notamment celle de l’attention portée dans la psychanalyse jungienne au transfert et à l’analyse du transfert, peut-elle servir de conclusion à ces pages, si elle permet à mon lecteur de percevoir comment cette façon, décidément plurielle, de concevoir et de pratiquer la psychanalyse à la fois s’inscrit dans une tradition et une perspective bien spécifiques, et fait son profit des acquis cliniques et des travaux en cours des autres composantes du mouvement psychanalytique sans pour autant se perdre dans quelque syncrétisme plus ou moins œcuménique.
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Ce texte est le troisième chapitre du livre intitulé « A quel psy se vouer ? Psychanalyses, psychothérapies : les principales approches », dirigé par M. Elkaïm et récemment publié par les éditions du Seuil. Il parait ici avec l’aimable autorisation de l’auteur et des éditions du Seuil. Le livre dont il est extrait rassemble les contributions de représentants et responsables des différentes écoles contemporaines de psychanalyse et de psychothérapie.