PARANOÏA, LE CORPS DU DÉLIRE
Mêlant théorie et récit, mythes et anecdotes, l’essai du psychanalyste milanais Luigi Zoja consacré à la «folie lucide» dans l’histoire, qui vient d’être publié en français, se lit comme une saga ou un thriller.
La pensée n’est pas la raison. Elle n’est pas tenue à l’observance des règles de logique, ni au respect de ce que les faits imposent. Aussi peut-elle vagabonder à sa guise, passer sans souci du coq à l’âne, et même, poussée par la «folle du logis» qu’est l’imagination, construire des univers qui n’existent nulle part. Mais parfois, elle se prend pour la raison, et pose comme réelles, efficientes, déterminantes, des causes qui ne sont qu’en elle. Elle fait alors un «pas de côté», et, au lieu de seulement s’évader, vrille et se met à délirer. Quand la pensée (nóos) déborde, va au-delà (para) d’elle-même, arrive la paranoïa.
11 septembre
Luigi Zoja est psychanalyste. Il exerce à Milan – où il est né en 1943, sous les bombardements. Il a fait des études d’économie à l’université Bocconi et les a achevées en 1967 par une thèse sur le sociologue Charles Wright Mills. Parti à Zurich, il s’intéresse à la psychanalyse, et, plutôt que celles de Freud, épouse les théories de Carl Gustav Jung – orientation que confirmeront les rencontres avec Andrew Samuels à Londres et James Hillmann, le «père de la psychologie archétypale», dans le Connecticut. Zoja est un intellectuel connu, auteur de nombreux livres traduits dans une quinzaine de langues, sur l’arrogance, la violence, l’éthique, la justice. Il a été président de l’IAAP (l’Association internationale de psychologie analytique, qui regroupe les psychanalystes jungiens), et a par deux fois (2002 et 2008) gagné le Gradiva Award, qui récompense les travaux de psychanalyse et psychothérapie. C’est aussi, en Italie, un auteur populaire, car ses essais, jamais techniques, mêlent théorie et récit, mythe, anecdotes, histoire, actualité. Son grand œuvre, Paranoïa – salué avec enthousiasme par Zygmunt Bauman -, vient d’être publié en français. Il en a commencé la rédaction à New York (où il a longtemps travaillé), le jour de l’attaque terroriste contre les Twin Towers, le 11 septembre 2001.
Goût pour l’affabulation ou tendance plus ou moins marquée à voir des ennemis partout, divagation induite par la jalousie ou l’érotomanie (conviction qu’on est aimé par une personnalité célèbre), folie des grandeurs ou maladie mentale, la paranoïa a de multiples formes et degrés. L’American Heritage Stedman’s Medical Dictionary la définit ainsi : «1. Un trouble psychotique caractérisé par des délires systématiques, majoritairement de persécution ou de supériorité, en l’absence d’autres troubles de la personnalité. 2. Une forme extrême et irrationnelle de méfiance à l’égard des autres». Mais presque tous les manuels de psychiatrie précisent que le paranoïaque possède «une faculté de réflexion remarquable, [qui] n’empêche pas sa foi dans le contenu des idées délirantes» (Karl Jaspers), et que «le diagnostic de la paranoïa n’est pas toujours évident», dans la mesure où «les malades savent quelles réflexions sont considérées comme pathologiques et sont capables de les dissimuler ou les atténuer de manière à trouver des gens prêts à jurer qu’ils sont sains d’esprit» (Eugen Bleuler). Pathologie difficile à cerner, donc. «Construction logique bâtie à partir d’un noyau délirant et d’un postulat de base falsifié», elle autorise que l’on puisse «discuter avec un paranoïaque de la partie logique de sa pensée», aussi longtemps du moins qu’est tenu caché le «noyau central», lequel «ne souffre aucune discussion» puisqu’il relève d’une condition que le sujet «exige pour vivre», ou d’une «vérité» qui «ne demande aucune justification mais qui justifie tout». A l’origine de la paranoïa – «tromperie originelle dont le sujet est l’auteur et la victime» – se trouve sans doute une indicible souffrance, ou en tout cas une solitude, «brisée par le fantasme d’être au centre de l’intérêt de tous» ou de se sentir l’objet de toutes les malveillances : elle s’accompagne de mégalomanie, d’envie, de jalousie, de suspicion, quand elle ne débouche pas, dans les formes graves, sur un «syndrome d’encerclement et la conviction d’être victime d’un complot», d’une persécution.
Bush, Hitler, Staline et Pol Pot
On s’attend donc à ce que Luigi Zoja, en psychanalyste jungien, ajoute, dans Paranoïa, sa propre analyse à celles, nombreuses, qui existent déjà, et qui éclairent la pathologie du point de vue individuel et clinique. Il le fait, bien sûr, de façon passionnante, en remontant même aux théories de Mélanie Klein sur le passage, lors de la première année de la vie de l’enfant, de la «position schizo-paranoïde» à la «position dépressive». Mais qu’on regarde le sous-titre de l’ouvrage, «La folie qui fait l’histoire» : on pourra déjà subodorer l’aventure inouïe à laquelle invite le livre, qui, même dans ses dimensions ou sa couverture, ne ressemble en rien à un «essai de psychanalyse» mais plutôt à un thriller, une saga, un roman historique. A côté de la psychose chronique développée à partir du caractère paranoïaque, Zoja prend en effet en considération les tendances paranoïdes présentes en chaque individu, qui conduisent à élaborer des architectures mentales et agencer des actions à partir de «faits» supposés, et qui, surtout, se diffusent auprès des autres sujets sociaux comme une «infection psychique» collective (Jung) : par exemple la suspicion paranoïde du président Bush, devenue doctrine du gouvernement américain puis croyance partagée, qui a justifié que l’on attaque préventivement l’Irak parce qu’on imaginait que le pays possédait des armes de destruction massive. Aussi, exploitant une documentation impressionnante, fort de sa grande culture psychologique, sociologique, littéraire, politique, mythologique, le psychanalyste milanais dresse-t-il une extraordinaire fresque de l’histoire européenne et mondiale, en suivant et en découvrant dans ses méandres et ses soubassements (mais aussi dans la littérature, de l’Ajax de Sophocle à l’Othello de Shakespeare), les facteurs, inattendus, qui peuvent être reconduits à l’absurde logique de la paranoïa – qu’elle se manifeste chez Hitler, Staline ou Pol Pot, ou qu’elle soit subrepticement active dans les décisions politiques ou militaires qui ont marqué la colonisation, les exactions des conquistadores, le massacre des Indiens, la guerre hispano-américaine, la Grande Guerre, le second conflit mondial, le lancement de la bombe atomique, l’établissement des régimes totalitaires, les nationalismes, la création des «ennemis intérieurs» – jusqu’aux populismes d’aujourd’hui, le rôle des médias et les théories du complot. «Les textes de psychiatrie, écrit Zoja, nous ont convaincus d’ouvrir les grilles de l’étroite enceinte où sont soignées les maladies mentales et d’en sortir. La paranoïa classée comme clinique fait certes douloureusement souffrir un sujet et ses proches, mais au-delà de ces grilles, la paranoïa intégrée à la vie quotidienne essaime aux quatre coins de la société, a exterminé plus de masses humaines que les épidémies de peste ; elle a humilié et mentalement anéanti plus d’hommes que la colère de Dieu.»
«Hommes ordinaires»
Contagieuse, la paranoïa s’infiltre dans la société, la politique, la culture, et s’alimente de son propre sang : elle est «autotropique». Dans un premier temps, on pose comme «intouchable» une donnée totalement fausse (par exemple, dans le Mein Kampf de Hitler, l’idée que le croisement de races conduit à la stérilité, aux pires maladies et à la dégénérescence), puis, de façon obsessionnelle, on la barde d’explications en tous genres, de raisonnements (en eux-mêmes cohérents), parfois de vérités révélées, de pseudo-savoirs, de croyances, afin de la rendre «évidente» à tous et de justifier une «politique» qui puisse résoudre le faux problème du début (la «solution finale», dans le cas du nazisme). Emblématique, à cet égard – mais le livre foisonne d’exemples -, est la création de la «race imaginaire» et du racisme, que Zoja décrit en détail, en partant de la publication de l’Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) de Joseph Arthur de Gobineau, dont les thèses se diffusent en quelques années dans toute l’Europe, au point de «contaminer» la lecture de la théorie sur l’origine des espèces de Darwin, ou de la «prendre en otage», pour «exprimer, au nom de la science, des formes inconscientes d’envie, une méfiance paranoïaque, des instincts destructeurs». Ainsi, à la même époque, «on en vient à estimer que la solidarité avec les plus faibles (et, par conséquent, leur survie) permet aux tares génétiques des plus « adaptés » de perdurer. Ce faisant, elle nuit à l’évolution et au progrès». D’où l’«eugénisme positif» proposé par le cousin de Darwin, Francis Galton («inventeur» de la méthode d’identification par empreinte digitale), qui vise à «opérer une sélection des qualités humaines supérieures en amenant des personnes qui possèdent des dons particuliers (intellectuels, notamment), à se marier entre eux et en organisant une immigration sélective». On retrouve, là encore, des «caractéristiques auxquelles l’analyse de la paranoïa nous a familiarisés» : un axiome «aucunement étayé, mais inébranlable et colporté avec une ferveur religieuse», auquel vient s’ajouter une angoisse de contamination, et un «besoin de séparer ce qui est positif de ce qui est négatif», de façon définitive si possible – ce qui justifie toutes les discriminations, les chasses aux sorcières, les stigmatisations, les pogroms, les épurations ethniques, les exterminations, les génocides…
Vue sous la loupe d’une telle catégorie psychopathologique, et racontée avec un si bel entrain, l’histoire apparaît sous un autre jour, et laisse apercevoir des «moteurs» insoupçonnés – aussi insoupçonnés que sont, chez l’individu le plus normal, les éclats soudains de cette «folie lucide» qu’est la paranoïa. «Les monstres existent, dit Luigi Zoja, mais ils sont trop nombreux pour être vraiment dangereux ; ceux qui sont plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires.» Très ordinaire est la «ravissante jeune femme blonde» qui apparaît sur la couverture du livre. On la regarde autrement si on rappelle que, durant la Seconde Guerre mondiale, la propagande américaine représentait les «Jaunes» comme des singes, et que cette femme, dont la photo est publiée par un prestigieux magazine illustré, est en train d’écrire à son fiancé «pour le remercier de lui avoir envoyé le crâne d’un soldat japonais».