Une réflexion sur le syndrome des états limites

Marie-Laure Grivet-Tour

Les quatre propositions qui sont développées dans mon exposé sont les suivantes : 1. Les états limites sont dominés par un conflit d’opposés au sein duquel coexistent la dépression et la destructivité. Ces deux opposés reposent sur la dynamique de ce qu’on appelle le « négatif ». 2. La problématique des états limites est en grande partie due à un environnement parental qui, parce qu’il fonctionne en « faux self », est particulièrement toxique. 3. Ces deux paramètres expliquent que les états limites aient des difficultés à symboliser leurs conflits intrapsychiques qui se transforment en conflits interpersonnels. 4.Tous les états limites ne présentent pas la même gravité, mais je serais assez tentée de penser que nous avons tous un noyau limite plus ou moins important selon les cas.

Qui sont donc ceux qu’on nomme les « états limites » ? Bien qu’une grande part notre clientèle soit constituée par ce type de patients, la compréhension de leur problématique est restée longtemps fragmentaire. Bergeret note que, dans le passé, il y eut plus de 40 définitions du terme « état limite ». Au milieu du 19ème siècle, on les situait près de la psychose, proches des états pré-schizophréniques. À partir de 1940, les cliniciens sont de plus en plus sensibles aux états limites, chaque chercheur privilégiant un de leurs aspects : pour Fairbairn (1940), c’est le schizoïde, pour H.Deutsch (1942), c’est la personnalité « comme si », pour Balint, le défaut fondamental, Winnicott, le faux self, etc. Sans compter les auteurs français : les structures prégénitales de Bouvet (1956), la pensée opératoire de Marty ou les anti-analysants de J.Mc Dougall (1972). Le champ d’étude de ces personnalités qui ne sont ni vraiment névrotiques, ni vraiment psychotiques, est donc très large et très complexe.

Pourtant, il y a un couple d’opposés qui traverse ces théories en filigrane, il s’agit du couple dépression- destructivité, non pas de la dépression réactionnelle névrotique, ni de la dépression fondamentale des psychoses, mais d’une dépression qui est soudée à la destructivité. Ce qui est typique des états limites, c’est que cette destructivité est le plus souvent niée, ce qui explique qu’elle apparaisse peu dans le transfert ou sous une forme froide, mais aussi que nous ayons tendance, nous psychanalystes, à en sous-estimer la portée. Je remarque cependant que la destructivité est de plus en plus souvent invoquée par nos amis post-jungiens. D.Kalshed en est l’un des exemples. J’insisterai donc aujourd’hui sur ce concept.

Mon exposé se fonde sur les états-limites que j’ai suivis et observés, ceux que je n’ai pas compris, ceux que j’ai compris trop tard, ceux enfin que j’ai compris et j’espère soulagés. Il se fonde aussi sur l’apport de nos collègues, plus spécifiquement Bion,Winnicott et Green, sans oublier, en amont, Freud et Jung. Le premier a fondé ma réflexion, le second, ma façon d’être. L’importance que Freud a accordée aux mécanismes de défenses, tels que le déni et le clivage, a été essentielle. Jung, quant à lui, m’a permis d’attendre sans trop angoisse le surgissement du sens, d’observer sans comprendre pour finalement me confronter à cette vérité de l’individuation qui est pour chacun unique, imprévue et parfois paradoxale. C’est ainsi que, dans le long parcours d’une patiente état limite, j’ai pu accepter que mon rôle d’analyste se borne à n’être qu’un élément parmi d’autres qui contribuent à la maintenir dans sa folie, mais vivante.

Pour des raisons de confidentialité, je ne rapporterai pas sur ce site, l’apport clinique Dans ma contribution théorique, j’ai donc choisi de développer deux points. D’une part, le concept du négatif qui sous-tend les mécanismes de défense des états limites et notamment le clivage, l’identification projective, le déni. Je ne vous parlerai aujourd’hui que du clivage. En deuxième lieu, j’aborderai, dans cette partie théorique l’évocation des milieux toxiques qui contribuent à former chez l’enfant ce qui deviendra un état limite.

Contribution théorique

Sur le plan clinique, comment repérer un patient état-limite ? M.Khan disait que lorsqu’il avait envie de serrer un patient dans ses bras, il savait que c’était un état-limite ! Si tous les cliniciens n’ont pas la même réaction en présence d’une personnalité limite chacun d’entre nous a l’expérience de ce quelque chose de différent qui nous met en alerte, aiguise notre intuition et mobilise notre vigilance. Pour moi, il y a d’emblée deux éléments significatifs, la façon dont est reçu le cadre, d’une part et le type de transfert d’autre part. Effectivement, ils tolèrent mal les moindres contraintes du cadre, quant au transfert, il est plutôt accidenté. Ce ne sont pas des symptômes organisés en tout cas, qui peuvent nous guider, parce que la spécificité des états-limites, c’est justement de ne pas avoir de symptômes spécifiques. Ils partagent plutôt les symptômes des névroses et des psychoses , mais qui sont, chez eux, rarement sur le devant de la scène. Il faut regarder ailleurs pour comprendre de quoi il retourne. S’exprime alors un malaise qui se caractérise par des éprouvés de vide, de futilité de l’existence – « je passe à côté de ma vie » ou « c’est brouillé dans ma tête ». Derrière ce malaise, se cache une angoisse diffuse qui alterne avec des moments d’abattement.

On note aussi assez rapidement une dynamique discontinue des fonctions rationnelles ou, à l’inverse dans d’autres cas, un envahissement du moi par les fonctions irrationnelles. Surviennent alors des ruptures de la pensée ou bien une fuite dans des mondes imaginaires très distanciés du sujet ou virtuels. La personne se réfugie dans l’astrologie, la cybernétique ou la science-fiction. Dans la plupart des cas, il y a une pauvreté du fonctionnement symbolique, une hypersensibilité à la séparation et à la perte, un narcissisme blessé. Avant d’aborder le clivage, j’en viens d’abord au négatif.

Le négatif

En fait, la grande difficulté que présentent les états-limites se définit par un tableau défensif où domine le négatif. Le concept du négatif est implicite dans ce que Jung nomme l’ombre ou encore lorsqu’il se réfère à l’unilatéralité du fonctionnement psychique. Dans l’un de nos derniers Cahiers, notre collègue Kalsched, remarque que les forces négatives en jeu dans ces problématiques limites sont si puissantes que même le concept de compensation ne parvient pas à les contrer pour relancer une dynamique positive.

Comment préciser ce concept de négatif ? Sous sa forme la plus banale, le négatif s’exprime par le refus du patient à l’égard de l’interprétation du psychanalyste. « Non, ce n’est pas ça. ». D’une façon plus large, on peut dire que le négatif est une forme énergétique d’opposition et, dans le parcours thérapeutique, il se manifeste comme une opposition aux transformations bénéfiques du sujet. Par exemple, le négatif est au cœur de la réaction thérapeutique négative. Il ne faut pas pour autant confondre le négatif avec l’agressivité. Bien qu’il puisse prendre une forme agressive, il emprunte aussi d’autres formes. Il peut s’exprimer de façon tout à fait rationnelle, ou sans bruit, d’une façon insidieuse.

Certains auteurs comme Winnicott et Bion, ont théorisé ce concept. Mais c’est André Green qui l’a réactualisé pour en différencier les facettes les plus importantes. Voici, d’une façon simplifiée, quatre des aspects qu’il a repérés dans le négatif.

 1 – Le négatif s’exprime, dans un conflit, par une opposition à un autre terme, soit pour supplanter ce dernier, soit pour le faire disparaître. Le négatif ici prend le sens du refus. Ce refus implique toujours non seulement la résistance à un autre terme, mais sa destruction éventuelle qui peut prendre la forme d’une autodestruction. Exemple : l’acting qui empêche l’accès à la conscience d’un contenu inconscient. Ici, le négatif prend la forme d’une opposition active du moi contre l’inconscient. Ou encore, lors d’une première rencontre avec l’analyste, c’est le cas de cette femme qui dit : « je ne sais pas ce que j’attends de vous, je sais ce que je n’attends pas » ! Son parcours analytique n’a pas duré plus de trois mois.

 2 – C’est l’état de quelque chose qui continue d’exister sans être perceptible par les sens ni dans la réalité extérieure, ni dans la réalité intérieure. Quand cette chose existe dans la réalité extérieure sans qu’elle soit perçue par le sujet, c’est une hallucination négative ; quand la chose existe dans la réalité intérieure sans que le sujet la ressente, il s’agit d’un contenu qui est situé dans l’inconscient ou projeté dehors du psychisme (refoulé, clivé, forclos). Cette forme du négatif a été reliée par Winnicott à l’enfant qui ne perçoit pas la mère alors même qu’elle est présente.

 3 – C’est l’aspect le plus facile à repérer : il prend la forme d’une attaque, de l’hostilité, de la malveillance. (L’ironie du patient utilisée comme rejet du travail thérapeutique).

 4 – C’est ce qui renvoie au néant, à ce qui n’est pas, à l’inexistant (Thanatos ou la pulsion de mort).

Le négatif, peut s’étendre pratiquement à toute l’expérience du sujet. Comment expliquer cela ? Selon Winnicott, c’est la capacité d’attente de l’enfant qui a été mise à mal, c’est-à-dire que ce sont les non-réponses répétées de la mère à l’attente de l’enfant qui sont traumatiques. Autrement dit, l’enfant attend une réponse qui ne vient pas. Le fait que cette situation perdure, conduit à « un état où seul ce qui est négatif est réel ». En d’autres termes, l’enfant ne connaît, n’expérimente que la non-réponse maternelle, de telle sorte que toute la structure psychique devient ultérieurement indépendante des apparitions et des disparitions futures de l’objet. Le modèle négatif s’impose alors comme une relation objectale organisée et spécifique. Tel est le cas de cette patiente qui dit avant son anniversaire, « je suis sûre que ma mère ne m’appellera pas. » Elle ajoute : « si elle le fait, ça sera pour la forme ». Lorsque, contrairement à ses prédictions, sa mère l’appelle, elle commente en disant que, de toute façon, sa mère ne lui a rien dit d’important. Cette patiente a eu une mère qui s’obligeait à être une mère pour sa fille sans parvenir à être présente affectivement pour elle.

Dans la relation transférentielle, cette négativité peut intervenir comme une méfiance tenace ou un rejet de l’aide que l’analyste propose en tant qu’objet substitutif. « Que pouvez-vous faire pour moi, j’ai toujours été seule, je n’ai jamais compté que sur moi-même », dit une patiente.
_ Dans le cas des états limites, le négatif a pour fonction essentielle de s’opposer à la réalité psychique. Pour le dire brièvement, le sujet rejette, nie, désavoue tout ébranlement psychique qu’il sent comme une menace, car susceptible de rouvrir des blessures indicibles et de réactiver l’angoisse d’un effondrement. En bref, le propre du négatif vise à nier l’importance de la signification psychique inconsciente de l’affect ou de la représentation au moyen de certains mécanismes spécifiques, dont le clivage.

Le clivage, forme du négatif chez les personnalités limites

Le clivage dont il est question ici a lieu à l’intérieur du complexe-moi. Il consiste dans la coexistence d’une reconnaissance de la réalité et de sa méconnaissance. Le sujet clivé voit et ne voit pas la réalité extérieure, il sent et ne sent pas sa réalité interne. Il s’agit donc d’une déformation du moi. La négation porte ici sur le sens psychique des perceptions et des sensations du sujet.

Sur le plan clinique, on observe que les personnes états limites ont une même attitude envers les événements d’une part et leurs propres émotions, d’autre part : ni les premiers, ni les secondes ne sont reliés à leur vécu émotionnel. A.Green explique cette situation en faisant appel à une double limite. L’une sépare le dedans du dehors, l’autre qui agit à l’intérieur, sépare l’inconscient du moi conscient. Établie entre le dedans et le dehors, la barrière protège le complexe-moi des éléments de la réalité. Quant à la barrière interne, elle parvient à brouiller les liens entre les affects et les représentations qui sont alors contradictoires rendant toute compréhension impossible. Dans les deux cas, il s’agit d’une protection du sujet contre une douleur intolérable.

Mais comme les états limites ne sont pas psychotiques, cette double barrière est discontinue, ce qui leur permet de maintenir des liens adaptés à la réalité quotidienne. Cette sécurisation de l’espace intérieur et de l’espace extérieur, notamment en contrôlant ce qui peut faire effraction provenant en particulier de la personne proche, de l’intime, est illustrée par une patiente, Christiane, qui annonce, péremptoire : « ma mère ne m’a jamais aimée, je ne l’ai pas aimée non plus et je ne m’en porte pas plus mal ! ». Il n’est pas question ici d’une pose, mais plutôt, du clivage d’un ressenti à l’encontre de l’objet maternel. Sur le plan relationnel, le clivage s’attaque aux imagos parentales qui sont tout à la fois aimées et haïes, bonnes et mauvaises, existantes et détruites, chaque posture coexistant avec son opposé, sans contradiction et donc sans qu’une synthèse soit possible entre elles.

Les états limites sont particulièrement rapides à éviter ce qui pourrait être menaçant. Winnicott se réfère à leur « anticipation » du danger, Bion à la « précipitation » mise par le sujet à détecter ce qui pourrait avoir un lien avec ses souffrances et donc susceptible de le faire tomber dans le vide. Ce qu’il a appelé, les « attaques contre les liens » – liens entre les images, les mots, les idées ou les événements – désigne l’évitement phobique de ces patients devant la symbolisation et devant la pensée qui pense la psyché. On peut aussi noter la vigilance dont ils font preuve dans leur relations à autrui et notamment dans le transfert.

Il est courant de voir que l’énergie enlevée aux éléments clivés peut être compensée préférentiellement soit par l’activité, de ses formes les plus évoluées au plus anarchiques : sublimations artistiques, activisme professionnel, conduites addictives, comportements nymphomanes, violence ; soit être enfouie dans le corps et se transformer en somatisations.

Quant à l’identification projective, mécanisme prégnant chez les états limites, elle est difficile à assumer par l’analyste, lorsqu’il s’agit de l’intrusion en lui du négatif du patient particulièrement lorsqu’il est question de l’œuvre de Thanatos ou de la pulsion de mort. Il peut être contaminé par le fait que c’est la réalité psychique, la sienne propre mais aussi celle qu’il défend par sa profession et son éthique, qui est menacée de destruction. Il peut éprouver des sensations physiques comme un coup de poing dans la poitrine, une fatigue qui lui tombe dessus ou des difficultés respiratoires. Il m’est arrivé, après une séance avec une patiente état limite dont l’avidité agressive était prégnante, d’avoir la sensation d’un sein asséché et qui pendait le long de mon corps, lamentable.

Quelques éléments de l’histoire de ces patients

Ce que j’ai observé dans de nombreux cas, c’est moins souvent un ou des événements traumatiques qu’une atmosphère familiale toxique. Cette atmosphère est paradoxale en ce sens qu’elle est à la fois mortifère et banale. Le paradoxe de ces milieux familiaux c’est qu’ils sont à la fois plus gravement atteints mais aussi d’apparence tout à fait normale. Si, avec les névrosés, l’analyste fait la part fantasmatique des imagos parentales avec leurs exagérations, chez les états limites, il perçoit qu’il y a un élément de réalité beaucoup plus écrasant que chez les névrosés, mais en même temps beaucoup moins discernable par les patients eux-mêmes et donc plus difficile à verbaliser.

Pourquoi le contexte familial est-il plus difficile à cerner ? Parce qu’en fait, très souvent, il s’agit de parents qui n’ont pas de vie psychique propre et qui, de ce fait, se préoccupent essentiellement des besoins matériels de leur enfant, en ignorant sa vie émotionnelle. Ainsi, exercent-ils une violence ordinaire, sans cris en sans coups. A contrario, quand ils ont une vie affective propre, on devine des parents qui ne peuvent pas l’assumer et qui déversent sur leur enfant leurs frustrations et leurs manques. Dans les deux cas, ce sont des parents qui ne sont pas disponibles pour une relation authentique et qui laissent l’enfant seul, en proie à ses premières angoisses. Ainsi, très jeunes, les enfants de ces parents-là ont-ils été obligés de se protéger eux-mêmes de leur environnement en s’anesthésiant. En fait, ils ont tenté de s’interdire de voir ce qui se passait en eux-mêmes ou chez leurs parents. Ils vous parlent alors d’un ennui, du vide d’une enfance grise. Ceci explique que, devenus adultes, les souvenirs qu’ils ont de leur enfance, peu nombreux et stéréotypés, soient peu présents dans le cours de la thérapie. Tout comme leurs parents, ces patients ont évacué leur vie psychique et sa valeur, et c’est de cette perte d’âme, qu’ils souffrent.

Peut-on penser, à la suite d’A.Green que derrière cette destructivité du patient limite, il y a une haine de la psyché ? Si c’est le cas, on comprendrait qu’il soit impossible d’accéder à une symbolisation : si le psychisme est détesté car lié à un effondrement possible du sujet ou au meurtre de l’objet, il doit être évacué et ne peut donner lieu à un travail symbolique. La question se pose plus précisément pour nous jungiens : est-il possible que, dans les cas les plus graves, la participation des archétypes à la symbolisation puisse encore intervenir pour former des symboles organisateurs ? Dans le cas de certains états-limites, il semble que ces structures archétypiques, lorsqu’elles sont confrontées à la dynamique du négatif, soient éliminées du circuit symbolique et impuissantes en face de ce qui ressemble si fort à une pulsion de mort.

Pour conclure

Comme dans toutes les pathologies, il y a différentes échelles de gravité dans les problématiques des personnes états limites, il arrive même que certaines puissent bénéficier d’une approche psychanalytique ou psychothérapique. Mais, même en cas de moindre gravité, on observe que ces patients ont toujours peu ou prou l’angoisse de la perte – de l’autre/de soi – qui est pour eux proche de l’effondrement, d’où cet évitement de la signification psychique de leur conflictualité. Si l’on pense, avec Green, que finalement le négatif, chez l’état limite, lutte contre le sens psychique soudé à une souffrance indicible, alors l’analyste doit non seulement fournir un cadre contenant, mais aussi essayer de faire naître chez ces personnes des mots, des figures, des images susceptibles de former avec leurs contenus désaffectés ou anarchiques des liens symboliques porteurs de sens. Mais avant tout et comme le disait M.Khan, il doit être prêt à prendre le patient dans ses bras, symboliquement s’entend. Ce qui exige certaines affinités au sein du couple thérapeutique. Il s’agit donc d’être du côté d’Eros contre Thanatos avec, comme le dit Jung, « l’espoir anxieux que le sens l’emportera et gagnera la bataille ».

Exposé fait à la SFPA le 20 novembre 2011

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